TÁR de Todd Field

Seize ans après Little Children, Todd Field s’aventure en terrain glissant avec Tár, troisième film sur l’exercice du pouvoir et son lot de comportements abusifs à l’ère de #metoo et de la cancel culture. Avec audace, en gardant l’équilibre, il brouille les évidences en confiant le rôle-titre du bourreau à une Cate Blanchett qui semble avoir fait ça toute sa vie.

Lydia Tár est une cheffe d’orchestre au sommet. Première femme à diriger l’Orchestre philharmonique de Berlin, elle est brillante, connue, reconnue, désirée et respectée. La caméra de Todd Field commence par la scruter dans ses activités quotidiennes : une conférence publique qui lui est consacrée, un déjeuner avec un homologue, un cours donné à Juilliard et, bien sûr, la direction de son orchestre. Pour connaître Lydia Tár, il faut d’abord la voir lorsqu’elle est en représentation. Todd Field brosse ici un portrait précis et réaliste d’un milieu intransigeant et conservateur, celui de la musique classique, qui se fait rare au cinéma. Puis, il finit par nous faire entrer chez elle, dans une sphère intime, pour retrouver femme, enfant et médicaments. Son appartement est aussi beau et bien rangé que sa propriétaire est brillante et maniaque. Tout comme elle, il s’en dégage une sensation de froide perfection. L’espace est traversé d’une (extraordinaire) bibliothèque sur mesure qui donne la mesure du travail et de l’érudition d’un personnage contraint de se construire seul, parti de nulle part. Rien ne dépasse chez Lydia Tár. Du moins en apparence. 

Tár (2023)

Top Cheffe
Puis, par petites touches, ça se fissure. Il y a un cadavre quelque part et son fantôme laisse des traces par-ci par-là. Mais Todd Field préfère la jouer fine en refusant de nous montrer la charogne. Il est difficile de démêler le vrai du faux. Une chose est sûre, ce modèle féminin de réussite ne semble pas si exemplaire que ça. On récolte petit à petit les indices d’abus de pouvoir, de harcèlement dont elle semble responsable sans réussir à en mesurer l’étendue. Crac, la fascinante Lydia Tár est un homme de pouvoir comme les autres. Parti pris déstabilisant que de choisir une femme pour incarner un tel rôle, mais c’est un régal pour l’orfèvre Cate Blanchett qui délivre une de ces prestations intenses généralement dévolues à Daniel Day-Lewis et autres Joaquin Phoenix. Complexe, sombre, élégante… Elle continue d’obséder bien au-delà du générique de fin. Le film décortique avec subtilité ce moment où le pouvoir et l’attraction qu’il exerce changent de camp. Dans une scène mémorable à Juilliard, un jeune élève affirme ne pas être intéressé par l’œuvre de Bach, ce dernier ne répondant pas à son idéal de diversité. Alors Lydia Tár l’humilie de son dédain tout-puissant, utilisant cette rengaine au goût de déjà-vu, qui en sous-texte dit peu ou prou avec moins d’éloquence qu’elle : « Qui sont ces gens à côté d’un tel mythe ? Ils sont minuscules ! »  Mais le pouvoir et ses privilèges sont volatils et peuvent, eux aussi, se lever et se casser. Peu de temps après, des images de son discours anti-cancel culture sont détournées, caricaturées sur les réseaux sociaux. Ton heure a sonné Tár, gare aux fausses notes. Todd Field envoie un avertissement à toute personne appelée à faire l’exercice du pouvoir, tous genres et milieux confondus. Et s’il y a bien quelqu’un qui s’y connaît en ce domaine et qui est bien placé pour valider le propos, c’est celui qui l’a placé dans sa shortlist de films préférés de 2022 : Barack Obama.