« Le cinéma américain shlingue depuis longtemps » – Sean Price Williams

Lilian (Talia Ryder) fugue de son lycée pour vivre une étrange aventure sur les routes de l’Est des États-Unis, à la rencontre de divers personnages improbables qui font la variété d’une Amérique fucked up. Directeur de la photographie phare du cinéma indépendant new-yorkais, Sean Price Williams nous parle de son passage à la réalisation pour The Sweet East, présenté à la Quinzaine des cinéastes du Festival de Cannes.

On situe votre film quelque part entre la relecture moderne d’Alice au pays des merveilles et un conte de fées dans l’Amérique post-Trump… Comment le décririez-vous personnellement ?
Oh là, je suis très mauvais pour ces exercices de description ! Quand on préparait le film, on n’a jamais évoqué Alice au pays des merveilles mais plutôt le mythe d’Orphée. Vous savez, Nick (Pinkerton, le scénariste, ndlr) et moi, on est des gars plutôt prétentieux ! On n’a pas non plus évoqué le monde du conte de fées jusqu’à ce qu’on commence le tournage et qu’on accompagne les images d’un peu de musique. Le film s’est alors transformé en quelque chose de plus fantaisiste, un peu comme un rêve. L’idée du rêve nous plaît bien, parce que dans un rêve, on n’est pas obligé de tout expliquer, tout n’a pas besoin d’avoir du sens. Donc oui, je dirais que c’est une comédie d’aventure un peu fantaisiste. Nick Pinkerton a une voix très spéciale, et quand j’ai lu son scénario, j’avais sa voix dans sa tête, comme si c’était lui qui me racontait l’histoire. Et ça l’a rendu tout de suite très, très drôle.

Mais c’est surtout un film sur les États-Unis…
Oui, complètement. C’est un film totalement américain.

Plus particulièrement, sur l’Est des États-Unis.
C’est ce que je connais le mieux. Je viens d’un petit village rural du Maryland et je vis aujourd’hui à New York. La plupart des lieux correspondent à des endroits où j’ai vécu. Je trouvais très drôle d’ailleurs que lorsque les personnages vont à New York dans le film, cela ne corresponde pas du tout à ce qui est attendu. On avait envie de tourner dans des endroits que personne n’a filmés jusque-là. Il y a le Paris Hotel, par exemple, où Lawrence (Simon Rex) emmène Lilian. C’est un hôtel ridicule avec une mini-tour Eiffel sur le toit et un lobby spectaculaire, devant lequel on passe en voiture quand on va à l’aéroport. On n’a malheureusement pas pu filmer l’intérieur – j’ai cru comprendre qu’il s’y passe des choses louches. Mais bon, il y a beaucoup de choses méconnues à voir et à filmer à New York !

Le cinéma américain chlingue depuis longtemps !

Sean Price Williams

Et vous êtes heureux d’être américain ?
Oui ! Nick et moi sommes très heureux d’être américains ! Même si Nick est un peu obsédé par la France, la Belgique, l’Italie – l’Europe, quoi. De mon côté, ça m’est un peu passé, mais j’y reviendrai certainement. C’est vrai que je vois beaucoup plus de films étrangers que de films américains. Je pense que le cinéma américain chlingue depuis longtemps. Mais mon boulot maintenant, c’est de le rendre meilleur ! Et c’est pour ça qu’on a fait en sorte que The Sweet East soit le plus américain possible. Parce qu’on est des cinéphiles, et que les seuls films américains qu’on regarde sont ceux des années 70 ou d’avant.

Good Time (2017) © Ad Vitam

D’où ce côté un peu vintage ?
En réalité, ce n’est plus vraiment ce que je recherche aujourd’hui. Mais je pense que, comme on filme en 16 mm, que j’expose l’image volontairement mal, ça donne un aspect très granuleux, et tout le monde nous dit que ça fait très seventies.

Vous aviez des idées visuelles en tête avant de tourner ?
Quelques-unes, comme l’idée de faire du producteur de film une espèce de monstre à la Jim Henson – personnage qui était plus important dans le scénario, mais qu’on a beaucoup coupé. Mais pour le reste, ça s’est fait au fur et à mesure. Je voulais en revanche qu’il y ait une chanson au début, qu’un ami à écrite pour nous. C’est une belle chanson, je trouve. J’aime quand il y a un thème musical très fort. Parfois les films ne sont pas terribles, d’ailleurs, mais les chansons vous restent pour toute la vie en tête. Si j’arrive au moins à faire ça, ça me va !

Il y a les punks, au début du film, qui rappellent aussi les années 70…
C’est plus des punks tardifs, les punks tristes des années 90. Ce sont des personnages autodestructeurs et bêtes, qui renvoient à des gens que j’ai connus à cette époque. La maison où ils vivent est une véritable maison de Baltimore où habitent des musiciens, un lieu plutôt romantique. Tout cela donne un aspect assez intemporel. On ne parle jamais de Trump ou d’événements actuels.

Il y a tout de même ce personnage de néonazi qui rappelle les militants QAnon, et d’autres, qui font aussi du film une critique assez acerbe de l’Amérique contemporaine…
Oui, c’est une satire. Mais je pense qu’un bon Américain doit être critique. C’est comme ça qu’on s’est développé aussi vite en tant que nation. C’est parce que les Américains sont critiques que le pays change. C’est ce que j’aime dans ce pays : ce qui est bien aujourd’hui sera mauvais demain, et vice-versa. On est passé de la liberté totale d’expression à la cancel culture – dont c’est bientôt, à mon avis, la fin. Je pense que les tenants de la cancel culture vont avoir très mauvaise réputation dans le futur… Enfin, c’est un peu tendancieux comme sujet ! Je pense que quand on est allé tellement loin dans la mauvaise direction, on ne peut que faire demi-tour. Et c’est un soulagement. C’est comme ça qu’on survit en tant qu’Américains.

Her Smell (2019) © Potemkine Films

Avec le scénariste Nick Pinkerton, vous travailliez au mythique Kim’s Video Store de New York. Qu’est-ce que vous y avez appris ?
J’ai tout appris dans les vidéo-clubs ! J’ai travaillé pendant dix ans dans des vidéos-clubs à Baltimore, à Washington D.C. puis à New York. C’est là que j’ai fait mon éducation cinématographique. Je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’ai juste regardé des films. J’étais très asocial à l’époque ! Je pense que les réalisateurs qui ne vont pas au cinéma font des films qui ressemblent à des émissions de télévision. Il y a quelque temps, j’avais l’impression que les réalisateurs d’Hollywood ne regardaient que des émissions sportives, leurs films ressemblaient à des reportages sportifs. Tout ce que je filme est fait pour le grand écran et rend mieux sur un grand écran.

Je veux juste ma caméra 16 mm, un peu de lumière et c’est tout. Ça suffit pour faire un film.

Sean Price Williams

Donc vous ne travaillerez jamais pour une série ou un film de plateforme ?
Ça ne m’intéresse pas du tout. Il n’y a pas vraiment de réalisateurs dans les séries, tout est formaté par les showrunners et les producteurs. C’est eux, surtout, qui font la série. De la même manière, faire un film à 100 millions de dollars de budget, ça ne m’intéresse pas. En tant que chef op’, je n’ai jamais rejoint le syndicat des directeurs de la photographie, au grand dam de mon agent, qui aimerait que je travaille sur des projets plus importants. Il insiste souvent : « Tu ne voudrais pas travailler avec du meilleur matériel ? » Mais non, pas du tout. Je veux juste ma caméra 16 mm, un peu de lumière et c’est tout. Ça suffit pour faire un film.

Ce qui vous plaît, c’est de faire des films comme ceux d’Alex Ross Perry ou des frères Safdie ?
Bien sûr. Alex, c’est quelqu’un de très proche, il nous a aidés directement sur The Sweet East en co-produisant le film et en amenant le scénario aux agents. Il a rendu tout le processus de casting beaucoup plus simple. Ce n’est pas du tout quelqu’un de visuel. Sur ses films, il a quelques idées d’images, mais il me laisse surtout libre de proposer des choses. Il m’a en revanche beaucoup appris à diriger les comédiens, c’est un très grand directeur d’acteurs. Les Safdie à l’inverse sont très visuels, ils savent exactement ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin. Et parfois, ils peuvent te pousser très loin. Ça peut te rendre fou de faire un film avec les Safdie ! Mais ça donne des résultats exceptionnels. Je leur ai emprunté un peu de cette méthode pour The Sweet East : tant qu’on n’a pas ce qu’on veut, on recommence.

The Sweet East est un peu un mélange des deux : assez radical et inventif visuellement, avec de belles performances d’acteurs…
Oui, c’était important pour moi. Je n’ai pas casté les acteurs d’après leurs performances précédentes. Il s’agissait surtout de bien s’entendre avec eux, et d’être raccord sur la manière dont ils comprenaient les personnages et le petit film qu’on essayait de faire. Le premier acteur qu’on a casté, c’était Jacob Elordi. Il avait vraiment envie de faire partie de ce projet, et c’est ce qui est important pour moi. Mais bon, je ne suis pas encore très bon pour la direction d’acteurs, les comédiens ont fait presque tout le boulot tout seuls… J’ai encore beaucoup à apprendre !

Vous vous considérez dorénavant comme un réalisateur avant tout ?
Je continue à faire l’image pour d’autres, je viens de finir le tournage du film Between the Temples de Nathan Silver, qui est actuellement en montage. Je vais continuer à faire les deux ! Enfin j’espère, je me sens chanceux déjà de pouvoir faire ce métier. Ce n’est pas du tout ce à quoi j’étais destiné…

À quoi étiez-vous destiné ?
J’étais censé devenir mécanicien automobile, comme mon père.

Comme l’odyssée de Lilian dans The Sweet East, la vie est pleine de surprises…
D’ailleurs, son voyage pourrait continuer. J’ai pensé à une suite. Il y a un plan dans le film – je ne vais pas dire lequel – qu’on a gardé, et je ne sais pas vraiment pourquoi. Je me dis que peut-être, c’est ce qui permettra d’amener la suite. Ce sera différent, mais ce sera toujours une comédie.

Entretien dans Sofilm n°101, derniers jours en kiosque !