TILDA SWINTON : « Vous ne vous sentez pas alien, vous ? »

– TILDA SWINTON : « Vous ne vous sentez pas alien, vous ? » –

Icône queer, reine de la mode, activiste et performeuse… Tilda Swinton préfère pourtant se présenter comme une athlète ou une showgirl. Surtout, elle a repoussé loin les limites de l’incarnation au cinéma en jouant tous les genres, tous les âges et peut-être même bientôt toutes les espèces. Par goût du travestissement ? Par admiration pour ses idoles ? Fidèle parmi les fidèles de Derek Jarman à Jim Jarmusch en passant par Wes Anderson ou Bong Joon-ho, on la verra dans les prochains films d'Apichatpong Weerasethakul et de George Miller. Tilda Swinton est chez elle partout et nulle part, mais jamais aussi cosy que dans sa grande demeure au fin fond des Highlands en Écosse, emmitouflée dans un chandail en laine, entourée de ses nombreux chiens. Du fond de son canapé, elle se lance dans une grande conversation sans chichis, quelques jours avant de s'envoler pour le Festival de Marrakech. Par Axel Cadieux et Raphaël Clairefond (entretien paru dans Sofilm n°76, décembre 2019).

 
Vous vous apprêtez à présider le jury du Festival international du film de Marrakech (qui se déroulait du 29 novembre au 7 décembre 2019, ndlr) Qu'est-ce qui vous a donné envie d'accepter ?
J’ai une affection certaine pour les jurys, j’y ai participé à plusieurs reprises dans ma vie et je trouve ça très galvanisant, il s’y passe toujours quelque chose. J’apprends beaucoup, c’est comme des cours en fait, une forme d’éducation à l’art. Cette année, j’ai beaucoup tourné et j’ai ressenti le besoin, à un moment, de juste aller au cinéma, m’asseoir et regarder. Donc le timing est parfait, d’autant plus que je n’ai jamais été à Marrakech (rires).

Est-ce aussi l’occasion, pour vous, de discuter cinéma et mise en scène avec des cinéastes que vous ne connaissez pas encore ?
En fait, je me vois moi aussi comme une cinéaste, pas du tout comme une actrice. J’ai commencé à faire des films avec Derek Jarman, dans ce qu’on pourrait appeler le milieu expérimental, même si aujourd’hui c’est un secteur qui s’est industrialisé. C’était dans les années 80, nous étions une sorte de troupe, et Jarman nous traitait tous comme ses équivalents. C’est comme ça que nous nous voyions, comme ça que nous nous comportions, avec l’implication et la responsabilité que cela induit, et c’est une habitude que j’ai gardée. J’aime travailler avec des gens qui comprennent ça : nous sommes tous réalisateurs et responsables du film en cours.

 
Comment fonctionniez-vous au juste avec Jarman ?
Avec Derek, le plus important c'était justement le processus, pas le résultat. Quand on travaillait en 35 mm, c’était spécial : la pellicule coûte forcément beaucoup d’argent, vous devez avoir des lumières, des équipements lourds, des producteurs, un budget et donc une organisation solide, un agenda, au moins un semblant de scénario. Mais quand on tournait en Super 8, et c’était le cas la plupart du temps, nous étions incroyablement libres. On a dû faire neuf films en sept ans, jusqu’à sa mort en 1994, et la plupart du temps, il n’y avait pas de scénario. On créait des sortes d’archives et il n’était jamais question de jeu ou d’acteurs. On s’occupait parfois de la caméra, parfois des costumes… Ça n’avait rien de normé, c’est ma formation et c’est de là que je viens : le « home movie », en quelque sorte.
 
Ça ressemble à une forme d’utopie de cinéma…
Vous savez, c’est encore possible. C’est très important que les nouveaux cinéastes comprennent qu’ils peuvent s’emparer de ceci (elle prend son téléphone) et faire un film, comme quand Derek Jarman a pris sa caméra Super 8 et s’est lancé. Il y a un mythe, renforcé par l’industrialisation, selon lequel faire un film serait forcément très cher et fait par des professionnels aguerris, en lien avec des financiers. C’est faux, c’est tout simplement faux, et beaucoup l’ont prouvé, à commencer par Derek. Encore aujourd’hui, c’est faux. Mais le mythe est solide, et renforcé par la manière dont les films sont montrés : ceux qui ont le plus d’audience ne sont jamais ceux qui sont faits de bric et de broc. C’était davantage le cas dans les années 80 et 90. Les gens doivent garder la foi et croire en leur créativité : on peut faire un film seul ou presque, et le balancer sur YouTube, voire le montrer en salles, même si c’est encore une autre histoire. Même les films bien financés ont aujourd’hui du mal à trouver leur place en salles. C’est un grand combat.
 
Quand vous décidez de faire un film, qu'est-ce qui prime ? L'histoire, le rôle ou le réalisateur ou réalisatrice ?
Je ne choisis jamais un rôle, je choisis un cinéaste avec lequel je vais bâtir un projet. Et à un moment, on se demande si je peux avoir un rôle à l’écran, mais ce n’est pas toujours le cas, parfois je n’apparais pas, je me contente de produire ou d’aider. Le rôle est vraiment la dernière chose à laquelle je pense dans mon processus de création, c’est accessoire. Et c’est même fou pour moi d’avoir travaillé avec des cinéastes créateurs d’univers aussi divers : Béla Tarr, Apichatpong Weerasethakul, Wes Anderson, Jim Jarmusch, Bong Joon-ho… J’ai toujours voulu faire du cinéma, mais je n’aurais jamais pensé me retrouver devant la caméra de ces gens-là. Ou devant une caméra tout court. J’aurais plus facilement imaginé un petit film expérimental écossais tourné sur la plage… Ces personnes m’ont juste acceptée dans leur espace, m’ont fait une place et m’ont permis de regarder dans leur moniteur. Et parfois, quand je m'y vois, je n’y crois toujours pas. C’est important, le cadre. J’aime en connaître la composition, la focale, etc. Parfois, je le fais moi-même.


 
Vous revenez du tournage du nouveau film d'Apichatpong Weerasethakul, Memoria, en Colombie. Comment ça s'est passé ?
Cela doit faire dix ans que c’est en préparation et ça y est, on l’a fait ! Ou plutôt on est en train de le faire, car seul le tournage est terminé et on s’attelle au montage. Ça a duré trois mois, c’était épique, on s’est vraiment immergés. On a tourné dans les environs de Bogota, dans un petit village en altitude et aussi dans cet immense tunnel, très connu, qui s’appelle La Linea et qui file entre les montagnes. On a donc été en ville, dans des endroits reculés mais aussi sous terre. Ça va être spécial… Et je le dis avec modestie. Joe (surnom de Weerasethakul, ndlr), c’est l’exemple idéal de la manière dont je travaille : on s’est rencontrés, on s’est adorés et on a décidé de construire quelque chose ensemble, c’est aussi simple que ça. J’ai tout de suite pensé qu'on ne devait pas tourner en Thaïlande mais plutôt dans un lieu neutre, que ni lui ni moi ne connaissions. Un lieu au sein duquel nous serions des sortes… d’extraterrestres. Ces trois mois avec Joe, c’était facile, ça s’est passé vite. Et je ne suis pas très exigeante ou regardante. Si tu es bien entourée, avec une équipe cool, je m’en fous de ne pas pouvoir m’abriter quand il pleut. Je suis écossaise, eh !
 
Où en est votre projet avec George Miller ?
(Elle joint les mains) C’est pour 2020 ! Rien que de dire ça, je suis trop excitée. Le tournage en tout cas, aura lieu en Australie, en Angleterre et à Istanbul. Là, nous sommes en pré-production et on a passé une semaine, cet été, sur le scénario. Sur le dernier Mad Max, j’aurai tout fait : une femme, un homme, une créature. C’est un héros, un maître. J’ai tellement hâte de voir comment il travaille. Et au fond, le truc, c’est qu’il s’agit juste d’un film que j’ai envie de voir en tant que spectatrice. Je veux voir le nouveau Apichatpong, le nouveau Wes Anderson. Pouvoir y participer c’est génial, mais ce n’est pas le plus important. Je veux surtout les voir.
 
Vous êtes à la fois dans le processus créatif et en-dehors, en quelque sorte.
C’est complètement ça. Et je suis d’abord dehors ! Puis, parce que ça m’intéresse, je passe dedans, par la porte arrière, je me plonge dedans. C’est Last Action Hero ! Parfois, il faut me forcer un peu. Par exemple, j’adorais les films de Wes Anderson mais je n’aurais jamais pensé travailler avec lui. Il a fallu qu’il m’assure qu’il y avait une place pour moi dans son univers. C’est la même chose avec Joe. J’avais adoré Tropical Malady (2004) à Cannes, un coup de foudre (en français), mais il a fallu qu’on engage une conversation pour que je me rende compte de notre compatibilité. J’adore les grands écarts, ça me plaît d’avoir cette image. Je suis une reine de l’évasion (« escapologist », en VO, ndlr). J’aime qu’on n’arrive pas à me saisir pleinement. Je pense que ça vient du fait que je n’ai jamais cherché à être actrice, que je ne cherche pas un statut, une place. Je me suis accordé la possibilité d’être fainéante, de passer de projet en projet lorsque ça me semblait intéressant et de ne pas avoir à enchaîner.
 
Extraterrestres, aliens… Ça revient souvent dans votre manière de vous percevoir, non ?
Ce que je trouve bizarre, moi, c’est qu’on ne se sente pas comme un alien dans ce monde. Vous ne vous sentez pas alien, vous ? Je trouve que c’est très dangereux, de ne jamais se sentir extraterrestre quand on vit dans ce drôle de monde. Ce n’est pas bizarre de dire, avec toute la certitude du monde : « Hé, je suis un humain, ça ne fait aucun doute, j’ai droit à ceci ou à cela » ? Je ne suis pas sûre que ce soit sain de penser comme ça. Cela recouvre une autre question : moi, je me suis toujours perçue comme une outsider, je l’ai toujours été, et je l’ai accepté, c’est un statut que j’ai embrassé. « Ok, deal, je suis comme ça, un peu différente, et ça me va. » Étrangement, l’outsider a fini par être invitée dans toutes ces sphères fréquentées par des insiders, mais je crois qu’au fond de moi je n’ai pas changé. Je m’y suis habituée. Et j’ai encore plein d’amis aliens !
 
Vous êtes aussi l’actrice qui a peut-être le plus joué avec les notions de genre, d’identité, d’âge, de transformations. Est-ce un choix conscient ?
C’est juste du jeu, en fait – je m’amuse. Vous vous déguisez aussi quand vous faites une sitcom ou un soap opera, vous vous glissez dans la peau de la femme infidèle du grand banquier. Pour moi c’est la même chose, j’explore, même si je vais parfois un peu plus loin. L’idée, c’est juste de se sentir fluide. Et si vous n’êtes pas fluide, je vous conseille d’essayer (rires). Mais tous ces rôles, en réalité, je ne les ai pas cherchés, ça a été progressif, on s’est peu à peu rendu compte que je pouvais briser quelques frontières et on a continué à avancer, comme ça, à l’instinct. En fait, je me rends compte que j’ai finalement incarné très peu de personnages réels, dits « normaux ». C’est le cas dans Michael Clayton (Tony Gilroy, 2007), par exemple, je me suis déguisée en une avocate américaine de notre temps, et ça c’était extraordinaire pour moi, au sens premier du terme, je n’avais pas l’habitude. C’était plus compliqué que Suspiria (Luca Guadagnino, 2018) par exemple. Parce qu’il y a vraiment des gens comme ça, donc ça limite l’imagination, je dois imiter. Or, je ne suis pas américaine et je ne suis pas avocate. Il fallait de l’authenticité en un sens, et ça a été un vrai défi. Je pouvais, très clairement, me tromper. Alors qu’on ne peut pas vraiment se tromper quand on joue un vampire de 300 ans.


 
Vous mentionniez Suspiria : vous y jouez aussi un psychiatre allemand, plutôt âgé. On dit que personne, sur le plateau, ne savait qu’il y avait Tilda Swinton derrière le maquillage…
À vrai dire, même aujourd’hui, personne ne devrait être au courant. L’équipe, les spectateurs… Personne ! On avait un accord avec Amazon, on ne devait pas le dire. Je vais tâcher de le dire avec tact : ils ont changé d’avis, peu avant la sortie du film. Mais durant le tournage, tout le monde était très gentil avec ce vieil acteur sorti de nulle part, qui avait du mal à marcher, Lutz Ebersdorf. C’était grisant… Et ça me fait très bizarre d’en parler, je préfèrerais ne pas aborder le sujet, ça me rend triste, c’était censé rester secret. En ce qui me concerne, le docteur Klemperer est joué par ce brave Lutz Ebersdorf, qui coule des jours heureux quelque part à Berlin (elle rit).
 
Vous avez été vieillie pour les besoins d’un rôle. Est-ce que ça vous intéresserait d’être rajeunie, tendance plutôt à la mode actuellement ?
C’est marrant, j’ai fait une petite apparition dans L’Étrange Histoire de Benjamin Button (David Fincher, 2008), qui est un film pionnier dans le domaine du de-aging. C’est pour ça que j’y ai été, initialement : j’étais fascinée par la dimension geeky du film et des techniciens qui se ruaient sur le plateau à la pause déjeuner pour nous faire part de leurs dernières découvertes, dans un domaine alors balbutiant. Je n’ai pas encore vu The Irishman, mais évidemment ça m’intéresse, pourquoi reculer ? Il s’agit juste d’outils, pourquoi ne pas les utiliser ? Ça fait partie de la grande palette de choses un peu magiques que l’on peut utiliser quand on fait du cinéma. C’est un terrain de jeu avec des expérimentations, et il faut y aller. Peut-être que ça marchera, peut-être pas. Regardez la 3D : c’est juste en train de s’éteindre, non ? On n’en parle plus. Dans vingt ou trente ans, on verra ça comme une curiosité un peu drôle qui n’a pas duré. Mon fils avait 12 ans quand ça a commencé, il était le cœur de cible, et il s’en est très vite lassé.
 
Un nouveau projet de film « avec » James Dean (intitulé Finding Jack, produit par Magic City Films, ndlr) recréé a aussi été annoncé. Ça vous plaît, l'idée qu'il puisse y avoir d'autres films avec Tilda Swinton après votre mort ?
Pour être honnête, on ne parle là que de fake, de miroirs de fumée, de tours de passe-passe. C’est comme ça depuis toujours. Alors pourquoi pas ? Ce n’est pas une menace. Il y avait déjà une pub avec une recréation de Audrey Hepburn, il y a quelques années… Dans le même genre, il y a aussi une vidéo incroyable qui traîne sur YouTube, dans laquelle le visage de Bill Hader devient celui de Tom Cruise alors qu’il l’imite. C’est bluffant, il faut voir ça. Et moi, ça m’excite, je ne suis pas inquiète, tout dépend de l’utilisation qui en est faite.
 
Et puis, ça pourrait vous permettre d’apparaître à l’écran avec quelques acteurs morts… Vous aimeriez tourner avec qui ?
Oh là là, génial ! C’est simple, ce serait Roger Livesey. Un acteur extraordinaire qui a beaucoup tourné avec Michael Powell et Emeric Pressburger, et incarnait notamment le Colonel Blimp (dans le film du même nom de 1943, ndlr). Powell-Pressburger, j’aime tous leurs films. Si j’avais un tatouage sur l’épaule, ce serait pour eux. Les Chaussons rouges (1948), Je sais où je vais (1945), Le Narcisse noir (1947), Une question de vie ou de mort (1946)… Pfiou !


 
Vous avez aussi tourné dans plusieurs langues étrangères. C'est un défi excitant ?
Pour être honnête, mon langage préféré, quand je joue, c’est le silence. Quand c’est parlé, au cinéma, c’est toujours une négociation, du compromis. Je joue parfois dans des langues que je maîtrise mal, comme l’espagnol, l’italien ou l’allemand, et là, c’est inarticulé, c’est imprécis et ça me plaît, parce que l’important ne réside plus dans les mots. Je me souviens, avec Béla Tarr (dans L’Homme de Londres, 2007, ndlr), il y a eu un moment fou. Durant le tournage, je m’exprimais en anglais, et mes deux camarades respectivement en tchèque et en hongrois. C’était une scène d’empoignade, on s’engueulait fort autour de la table de la cuisine, chacun dans notre langue, ce qui importait peu puisque ça allait être doublé par la suite. On ne comprenait rien à ce que les autres disaient, mais c’était fantastique ! De toute manière personne ne s’écoute dans ces moments-là, quand ces disputes ont lieu pour de vrai, donc ça disait vraiment quelque chose de profond. Pour moi, c’est simple : le cinéma a régressé en passant au parlant. Avec Derek Jarman, la plupart du temps mon travail était silencieux. Il y a même un plan où je coupe ma langue symboliquement, avec mes doigts. Là, on entre dans la chorégraphie, dans la danse. D’ailleurs, je pense être sûrement plus danseuse qu’actrice… Quand Bresson dit qu’il utilise des « modèles », ça me parle.
 
Vous avez grandi avec le cinéma muet ?
Non, ça c’est plus venu lorsque j’étais étudiante. Mais j’ai toujours adoré l’expérience du cinéma en tant que telle. Dans mon enfance, c'était même plus important que les films en soit. Ce n’est que plus tard que les films ont compté. Au début, il ne s’agissait que de ça, de la salle. D’ailleurs, je sais que c’est un sujet controversé et que je suis en minorité, mais je ne crois pas tellement au home streaming. Du moins, je crois que ça ne tuera jamais l’expérience de la salle. Ça existera toujours et ce n’est pas incompatible avec le fait de regarder, aussi, un film dans son lit. Nous nous trouvons à un carrefour intéressant aujourd’hui, mais je crois que les gens ne se lasseront jamais du fait de s’asseoir dans le noir à côté d’inconnus devant un bon gros écran pour découvrir quelque chose d’inconnu.
 
Vous avez déjà dit préférer le terme d’athlète à celui d’actrice. Pourriez-vous développer ?
Je cherche juste le terme approprié, je galère ! À un moment j’aimais showgirl, mais je crois qu’athlète, c’est très bien. Ce que j’aime chez eux, c’est qu’ils ne font pas semblant dans les interviews. C’est très simple : « J’ai été meilleur que lui aujourd’hui » ou « il a couru plus vite que moi ce soir ». C’est très rafraîchissant, ils ont de l’égo mais c’est sain. J’ai couru dans ma jeunesse, je faisais du sprint, je sais ce que c’est.
 
Vous étiez forte ?
J’avais un problème avec la compétition, le fait de gagner. Je n’étais pas une coureuse de marathon, je suis une sprinteuse. Mais j’ai simulé ma mort d’athlète en prétendant que je m’étais tordue la cheville et j’ai fait en sorte d’arrêter. J’aimais courir, pas arriver première.

Dans votre travail avec les cinéastes, de Jarman à Jarmusch, on vous a souvent présentée comme leur muse, un concept parfois critiqué en ce qu'il cantonne les femmes à un rôle passif au service de l'artiste masculin. Vous le viviez comment, vous, ce rapport-là ?
Ça m'a toujours beaucoup amusée. Quand j'ai commencé à travailler avec Derek, on disait que j'étais sa muse, mais quiconque connaissait un peu Derek savait bien qu'il n'avait besoin d'aucune muse, il était sa propre muse. Les cinéastes impétueux ont uniquement besoin de collaborateurs. C'est ce qu'on est : des collaborateurs. Mais c'est vrai que dans certains cas, la notion de muse implique quelque chose de passif et je n'ai jamais voulu me retrouver dans ce type de situation. Cette manière de considérer la relation étroite entre un cinéaste homme et une actrice me semble vieillotte, un peu bête et bizarre, mal formulée et au fond assez embarrassante. Dans le cas de cinéastes femmes, personne ne songerait à dire que leur acteur est leur muse.

« Je suis queer et cela n'a rien à voir avec l'orientation sexuelle,
c'est une question de sensibilité. »
 
Ces derniers temps, il y a eu des polémiques qui ont poussé par exemple Disney à caster une actrice asiatique pour le rôle de Mulan, et certains exigent que les personnages trans soient joués par des acteurs trans. Cela vous paraît-il légitime ?
Tout ça, ce sont des signes de libération et tous doivent être soutenus. On prend conscience qu'il faut faire attention aux acteurs que l'on caste dans certains rôles, tout particulièrement concernant les acteurs américains asiatiques et c'est forcément une bonne chose. Et s'il faut que ça fasse un peu de bruit, de brouhaha pour que les gens prennent conscience de ça, alors je suis à fond pour et ça vaut absolument la peine parce que c'est un progrès. Dans le même temps, j'ai hâte que l'on arrive à un moment où les acteurs trans pourront être castés dans n'importe quel rôle. Et n'importe qui pourra jouer des personnages trans également. On n’en est pas encore là, et il faut s'assurer que tout le monde soit invité à la table. En attendant, on doit en passer par une phase où l'on ménage des espaces spécifiques pour certaines personnes.
 
Mais comment réagiriez-vous si l'on vous disait aujourd'hui que vous ne pourriez pas jouer un personnage trans parce que vous ne l'êtes pas ?
Vous savez, c'est intéressant, quand j'ai joué le rôle de Yao (« The Ancient one ») dans un film Marvel (Docteur Strange, ndlr), au moment où le casting a été annoncé, personne n'a relevé le fait que dans la bande dessinée d'origine, ce personnage était un vieil asiatique. Bien plus tard, alors que le film s'apprêtait à sortir, il y a eu un débat important et qui a fait du bruit autour du fait que certains rôles étaient écrits pour des acteurs non-caucasiens. Et ça a même éclipsé le fait que j'étais une femme dans un rôle masculin ! Cela dit, c’était l’occasion de pointer le manque d'opportunités pour les acteurs américains asiatiques et je soutiens totalement ça. Franchement, si on en avait parlé au moment du casting, peut-être que je n'aurais pas accepté le rôle. Maintenant, je ne sais pas, si quelqu'un me dit que je ne peux pas jouer un trans comme Orlando (Orlando, de Sally Potter, 1992, raconte l’histoire d’un personnage androgyne qui ne vieillit pas, ndlr), il faudrait qu'on en parle, mais j'espère qu'un jour n'importe qui pourra jouer Orlando. C'est toute l'idée du film. Un homme noir de petite taille pourrait jouer Orlando.


 
Vous êtes peu à peu devenue une icône du mouvement LGBT. Comment l’expliquez-vous ?
La communauté LGBT a été ma toute première maison en tant qu'être humain adulte quand j'ai quitté l'université et que j'ai rencontré Derek Jarman à Londres. Pour la première fois, je me suis sentie chez moi. Je suis queer et cela n'a rien à voir avec l'orientation sexuelle, c'est une question de sensibilité et un certain sens de la communauté. C'est comme ça que je me suis toujours positionnée. Je l'étais déjà quand j'étais plus jeune, mais j'étais seule. Avec Derek, j’ai constitué une famille, donc ça me semble logique que ça se perpétue aujourd’hui.

« C'est tout ce que je peux dire sur ce métier :
soyez à l'aise dans vos costumes. »
Vous êtes également une icône de la mode, et divers journaux vous ont placée dans leurs listes des personnalités les mieux habillées. Est-ce que cela fait aussi partie de votre personnage ?
Je n'y connais pas grand-chose et je ne suis pas du tout la mode, il se trouve juste que j'ai des amis qui me sont très chers et qui sont de grands créateurs. Donc quand je suis à la maison, je porte ce pull (elle montre son pull en laine, ndlr), quand je sors, ils m'enlèvent ce pull et m'habillent. Et je leur en suis très reconnaissante. Donc mon rapport à la mode se résume à mes amitiés. Mais c'est vrai que, que ce soit sur un plateau de cinéma ou en-dehors, ça m'intéresse de décider des costumes que je porte parce que c'est très important d'être confortable. C'est tout ce que je peux dire sur ce métier : soyez à l'aise dans vos costumes. De la même manière qu'il est important de savoir quel est le cadre de la scène, quelle musique se jouera… Les costumes font partie de ce tout.
Est-ce qu'il y a des films que vous pouvez aimer uniquement pour leurs costumes ?
Il y a plein de films que j'adore où les costumes sont discrets, je pense par exemple à Renée Falconetti dans le Jeanne d'Arc de Dreyer (1928). C'est moins une question de mode que de style, au fond. Et le style se rapporte aussi à la lumière, aux décors, aux angles de caméra, au montage aussi… Tout ce que l’on appelle cinéma, en gros. Mais sans y avoir réfléchi plus que ça, je dirais que la différence entre le cinéma et la mode, c'est qu'un « vieux film », ça n'existe pas. Si vous projetez aujourd'hui un film de 1923, il est aussi frais qu'à l'époque. Cette personne qui descend les escaliers est vivante, même si elle est morte il y a des années. De la même manière qu'un « nouveau film », ça n'existe pas non plus. Le film que j'ai fait avec Apichatpong est déjà vieux de deux mois. Il y a cette idée qu'un film attrape quelque chose du présent. La mode, c'est un autre contrat, un autre rapport au présent.
 
Au fil des années, vous vous êtes rapprochée de plus en plus de David Bowie, une autre icône, jusqu'à tourner un clip ensemble… Comment s'est opéré ce rapprochement évident ?
Je l'ai rencontré il y a longtemps mais le tout premier album que j'ai eu en ma possession, c'était Aladdin Sane et je n'avais même pas de lecteur pour l'écouter ! Maintenant, j'en ai un. À vrai dire, mon amoureux m'a installé une platine vinyle pas plus tard qu'hier pour mon anniversaire (elle montre la platine et les enceintes posées au sol au milieu de la pièce, ndlr) ! En voyant l'image de la pochette, ça m'a frappée très tôt que nous étions proches, il y a quand même une ressemblance physique évidente entre nous et c’est déstabilisant.
 
Vous revenez d’un tournage de trois mois en Colombie, vous allez repartir pour un moment avec George Miller. Où vivez-vous, durant les périodes d’intermède ?
Toujours ici, dans les Highlands, tout au nord sur la côte. Il y a une île en face où je vais souvent. Ce n'est pas un très grand pays mais j'ai grandi dans le sud et j'ai toujours voulu vivre dans les Highlands, je ne sais pas pourquoi. Déjà très jeune, dès que je voyais un panneau « Highlands », je me disais que je voulais y aller. Ça fait vingt-deux ans que j'y suis installée et je n'ai jamais voulu vivre ailleurs. Je ne sais pas c'est très étrange… C'est le ciel…
 
C'est important pour vous de trouver un équilibre, entre tournages intenses et repos dans les Highlands ?
En fait, ça a changé récemment parce que mes enfants ont 22 ans et ont quitté la maison. Jusque-là, j'avais fait un pacte : je refusais de partir trop longtemps quand ils étaient plus jeunes. C'est la raison pour laquelle ces dernières années, je me contentais d'apparitions dans les films de Wes Anderson ou de Jim Jarmusch. Même quand j'ai fait Julia (Érick Zonca, 2008) ou We Need to Talk about Kevin (Lynne Ramsay, 2012), je n'ai jamais été absente plus de trois semaines et ils venaient avec moi ! Je n'ai pas pu porter un film pendant longtemps parce que je tenais à être là autant que possible, le temps qu'ils finissent leurs études. Mais maintenant, je peux. Je suis libre ! Donc mon nouveau créneau, c'est d'alterner entre de longues phases où je pars et de longues phases où je suis à la maison.

« Si tu es bien entourée, avec une équipe cool, je m’en fous de ne pas pouvoir m’abriter quand il pleut. Je suis écossaise, eh ! »
 
Vous vous sentez bien, tout là-haut, à l’écart du tumulte du Brexit ?
Qu'importe l'endroit où l'on vit, l'époque du Brexit n'est jamais une bonne époque. Ceci étant dit, je pense qu'il est inévitable que l'Écosse redevienne pleinement indépendante parce que le pays l'est déjà. Je n'ai pas toujours fait partie des fervents défenseurs de l'indépendance écossaise, mais c'est tout simplement un fait. L'Écosse a toujours été indépendante, c'est l'Angleterre qui ne l'est pas. Je suis désolée pour l'Angleterre, qu'elle perde cette relation avec l'Europe alors que nous sommes tous européens. Dans les Highlands, vous pouvez conduire sur n'importe laquelle de ces routes de montagne, si vous passez devant une petite école, vous verrez inévitablement un panneau : « Ce projet a été rendu possible par les fonds de l'Union européenne. »
Quand vous avez eu 20 ans, vous avez pris votre carte au Parti communiste. Vous semblez avoir pris du recul aujourd’hui, être moins impliquée…
C’est vrai, je ne peux pas le nier. Je m’en suis détachée. Ceci dit, je me console en me disant que je reste une activiste sociale et culturelle. Nous le sommes tous, les cinéastes, vous, moi. Il faut que l'on se considère comme tels, on lutte à notre échelle et ce n’est pas moins important.


 
Vous avez réalisé trois fois la même performance, « The Maybe » (à la Serpentine Gallery de Londres en 1995, puis à Rome au Museo Barracco et ensuite au MoMA de New York en 2013), dans laquelle vous dormez allongée dans une cage de verre. D'où vous est venue l'idée ?
Je l'ai développée au moment où beaucoup de mes amis sont morts. En 1994, j'ai été à 43 funérailles en un an, dont celles de Derek Jarman. J'ai passé beaucoup de temps auprès de ces corps sans vie et je voulais proposer la mise en scène d'un corps en bonne santé, parce que je l'étais. Et puis, à la mort de Derek, je ne savais pas du tout ce que je voulais faire de ma vie. Mon expérience du cinéma, à l'exception d'Orlando, était liée à lui. Je n'avais pas fait d'autres films et je me suis sentie totalement inutile. Mon travail avec lui était toute ma vie, et ça se faisait de manière très amateur, improvisée, c'était de la performance. J’ai décidé de poursuivre dans cette voie avec « The Maybe », en mettant en scène quelque chose d'hybride entre l'instantanéité – moi, seule dans une pièce – et le fait que le public puisse s'approcher très près de moi, m'examiner comme peut le faire le cinéma avec des gros plans. À Rome, la performance durait neuf heures mais j'ai fait un break à la moitié en mettant un panneau « siesta » sur la boîte parce qu'il faisait trop chaud. Au MoMA, je l'ai fait sans que rien ne soit annoncé, un peu comme un flashmob, sans aucune indication ni note. Du coup, les gens pensent encore que j'apparais de temps en temps. Mais qui sait ? Peut-être que je le referai.
 
Et comment le public a réagi ?
Je crois qu'on a eu à peu près toutes les réactions imaginables. Certains ont trouvé ça extrêmement drôle, d'autres voulaient juste s'assoir et rester à côté, voire même s'allonger comme dans une garderie. Certains se sont mis en colère. Certains trouvaient ça très émouvant et pleuraient. C'était étrange. C'est une pièce expérimentale que j'ai toujours voulu garder ouverte et j'aimerais continuer à le faire encore et encore, jusqu'à ce que je sois une très vieille dame.
 
Obtenir un deuxième oscar (le premier était pour son rôle dans Michael Clayton, ndlr), ça vous arrive d'y penser ?
Ce serait très impoli de dire que je m'en fiche, mais c'est un truc auquel je n'aurais jamais imaginé pouvoir prétendre. C'est un peu ridicule. Je disais que j'avais été aux Oscars pour soutenir mes amis, mais c'était un peu comme si j'avais été à Wimbledon, et qu'on avait soudainement arrêté le match pour me faire descendre sur le cour et me mettre une raquette entre les mains. Je me sentais un peu comme si ma petite chienne Dora (allongée à ses pieds, ndlr) se retrouvait dans un concours de lévriers à un dog show. L'oscar, je l'ai donné à mon agent américain.
 
Vu comme vous êtes active dans votre rapport aux cinéastes, il fait quoi votre agent ?
(Elle éclate de rire) Je vais le dire à mes deux agents, parce que j'en ai deux, un à Londres, un à Los Angeles ! Que font-ils… Je ne sais pas ! Ils reçoivent mes prix !

« Si vous grattez un peu un punk, vous trouvez un romantique. »
 
Vous suivez un peu les aventures musicales de Jim Jarmusch ?
Vous savez qu'au moment du tournage de The Limits of Control (2009), j’avais offert une petite marionnette de lapin à sa fille et on la surnommait « Bad Rabbit », ce qui lui a donné l'idée du nom de son groupe ! Je suis une de ses plus grandes fans, avec son autre groupe fantastique, Sqürl, ils jouaient à un festival de rock en Islande il y a quelques années et on y a été avec mes enfants et mon compagnon Sandro pour le soutenir. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, on est potes. Et son New York est celui que je connais le mieux, il a été ma porte d'entrée dans la ville, notamment Upstate New York (au nord de la ville, ndlr). J’aime en lui ce que j’aimais chez Derek Jarman : il porte en lui une autre époque. Quand on parlait avec Derek, on apprenait beaucoup de choses venant des années 60. Il avait puisé des idées chez ses mentors, cette manière de vivre en collectivité, et il a transmis la flamme jusqu'aux années 90. Jim est comme ça aussi, on parle beaucoup de poésie, on disserte sur Frank O'Hara… Il mixe toutes les époques ensemble. J'adore ça et c'est ce que j'essaie de faire aussi.
 
Vous flirtez avec le romantisme…
C'est très intéressant, j'y pensais récemment. Je dirais que je suis dans une phase punk-new romantique. En fait, si vous grattez un peu un punk, vous trouvez un romantique. C'est drôle que vous utilisiez ce terme parce que si j'y pense, là, tous ces gens avec qui j'ai collaboré ont cette fibre romantique. Apichatpong, Joanna Hogg… Bong Joon-ho est un très grand romantique, puisque c'est un vrai anarchiste. Et Jim ! Et George Miller ! Énooooormes romantiques… – Propos recueillis par A.C. et R.C.