« DUNE » DE JODOROWSKY : le film le plus fou jamais fait

Le casting devait réunir David Carradine, Alain Delon, Salvador Dalí et Mick Jagger. La bande-son devait être réalisée par Pink Floyd. Dune, d’Alejandro Jodorowsky, s’annonçait comme le grand film de science-fiction des années 70. Quarante ans plus tard, alors que sort en salles un excellent documentaire sur le sujet (Jodorowsky’s Dune, de Frank Pavich) il reste comme le « merveilleux échec » du réalisateur chilien. Qui se souvient de cette folie.Par Matthieu Rostac
Alejandro Jodorowsky est dans l’avion, quelque part au dessus de l’Atlantique, en provenance de New York et en direction de Paris. Michel Seydoux, jeune producteur ambitieux, l’attend à l’arrivée avec un budget d’envergure. Nous sommes à la fin de l’année 74 et Jodorowsky débarque pour démarrer l’adaptation de Dune, le livre de Frank Herbert publié en 1965. Installé dans son siège, le réalisateur franco-chilien se plonge pour la première fois dans l’ouvrage. « J’étais effrayé, raconte-t-il aujourd’hui. Les cent premières pages, je n’ai rien compris. Mais c’était comme Proust, de la vraie littérature, absolue. Pour moi, Dune n’appartenait pas à Herbert, de la même façon que Don Quichotte n’appartenait pas à Cervantès ou Œdipe à Eschyle. Herbert était très technique, américain. Moi, je voulais faire autre chose : un film messianique. »
« Les cent premières pages, je n’ai rien compris.
Mais c’était comme Proust, de la vraie littérature, absolue
. »

Alejandro Jodorowsky à propos de Dune, le livre
Une mitraillette et un sauvage
À dire vrai, d’autres y avaient pensé avant lui. Grisé par le succès de sa Planète des singes, le producteur américain Arthur P. Jacobs se lance dans l’aventure au début des années 70. Mais renonce vite. C’est que le livretraîne une sale réputation. Imbitable. Inadaptable au cinéma. Jusqu’à ce que Jodorowsky en entende parler. « Un ami m’avait vendu ce livre comme un roman de SF écolo »,se souvient-il. En pleine période d’expérimentations des drogues, le Chilien a, a priori, le profil idoine pour adapter ce roman dans lequel deux grandes familles, les Atréides et les Harkonnen, s’affrontent pour l’épice, une substance mystique qui décuple les capacités psychiques. Avant même d’avoir lu le livre, il sollicite Michel Seydoux, jeune producteur à la tête de la société Camera One. Les deux hommes se sont croisés à New York quelques années plutôt. À l’époque, à la fin des années 60, Seydoux avait distribué en France El Topo, le western métaphysique de Jodorowsky. Il avait récidivé en 73 avec son film suivant, La Montagne sacrée. « J’étais en conflit avec un producteur américain qui voulait que je fasse Histoire d’O etje voulais à tout prix quitter les USA. Michel était prêt à tout, c’était sa première énorme aventure, le producteur idéal », confie Jodorowsky. Malgré la somme astronomique demandée par le cinéaste, près de 9,5 millions de dollars, Seydoux accepte sans sourciller. À la fin de l’année 1974, il saute dans le premier avion pour Los Angeles et s’en va négocier les droits du livre dont Hollywood « ne veut plus entendre parler ». Il rentre à Paris avec Jodorowsky dans ses bagages.
Très vite, celui-ci remodèle l’histoire à l’image de son esprit échevelé. Dans sa première version du scénario, le film oscille entre dix et quatorze heures. « À cette époque, la science-fiction au cinéma n’existait pas. C’était une espèce de cinéma scientifique avec des gros frigidaires qui volaient ! »,rigole-t-il. Avant de renchérir, sérieusement : « Pourquoi on demande à un livre du sacré et pas au cinéma ? Pourquoi on demande à un livre de la philosophie et pas au cinéma ? Le cinéma peut être plus fort que la littérature. » Pour concrétiser sa vision et assouvir son ambition folle d’offrir au spectateur les effets des psychotropes les plus puissants, Jodorowsky sollicite l’illustre dessinateur de bandes dessinées Jean Giraud, qui avait déjà réalisé l’affiche française de El Topo. « À l’époque, il n’était pas encore Moebius. Mais c’était un génie, une mitraillette. Quand il dessinait, il commençait par le pied puis ratatatata (il imite le bruit des balles), c’était fini. Je l’ai pris pour qu’il soit ma caméra. » Douglas Trumbull, qui participa en 1969 à 2001 : L’Odyssée de l’espace, est, lui, recruté pour bosser sur les effets spéciaux. Mais il ne fera pas l’affaire. « Il se donnait un tel air d’homme important… Au bout d’un moment, je lui ai dit : “Je ne peux pas travailler avec vous, vous êtes trop grand”.Alors j’ai pris O’Bannon. Lui, c’était un vrai sauvage, il mangeait des boîtes de haricots à même la conserve avec une cuillère ! Un vrai américain. Seydoux, qui était tellement bien élevé, était choqué. » En France, la fine équipe recrute un jeune illustrateur britannique de revues scientifiques, Chris Foss, pour designer les vaisseaux, ainsi qu’un dérangeant artiste suisse du nom de Hans Ruedi Giger, choisi « pour l’atmosphère obscure et terrible de ses peintures, ses merveilleuses monstruosités ». Il s’occupera des décors.
 
« Quand je suis allé chercher les Pink Floyd à Londres, ils enregistraient The Dark Side of the Moon. Ils n’ont pas fait attention à moi. Alors j’ai piqué une colère énorme. »
Alejandro Jodorowsky
Des Pink Floyd, un Stone et six bouteilles de vin
Voilà pour la partie visuelle. À côté de cela, la musique est censée jouer un rôle clé dans le Dune de Jodorowsky. Puisque le livre est peuplé de différentes planètes, chacune d’entre elles aura sa propre musique. Virgin Records met à disposition les locomotives prog’ du moment, Gong, Tangerine Dream ou encore Mike Oldfield. Mais, outre Magma, Jodo veut aussi Pink Floyd, « pour leur musique spirituelle ». « Quand je suis allé les chercher à Londres, ils enregistraient TheDark Side of the Moon. Ils n’ont pas fait attention à moi. Alors j’ai piqué une colère énorme. » David Gilmour, confus, viendra s’excuser : Pink Floyd s’engage à livrer une BO en forme de double album. Dans le même temps, Jodorowsky compose un casting pléthorique, allant de « légende en légende ». Mick Jagger, qui doit camper Feyd-Rautha, est dans la liste. « Je suis allé à une fête à Paris. J’étais dans un coin et il y avait deux cents personnes, raconte encore Jodorowsky. Mick Jagger a traversé toute la pièce pour venir me parler. Il avait vu El Topo. À l’époque, c’était un mythe pour les gens du rock’n’roll. » Pour le rôle deGaius Helen Mohiam, le réalisateur souhaite engager l’ex-star du muet Gloria Swanson. « C’était une vieille dame complètement préoccupée par sa beauté. Alors je lui ai promis que sous sa perruque, j’allais lui tirer le visage avec un appareil spécial. »
Brontis Jodorowsky, son fils, jouera Paul Atreides, alors que David Carradine jouera son père Leto et qu’Alain Delon sera Duncan Idaho. Orson Welles, lui, incarnera le ventripotent Baron Harkonnen. Pour convaincre Welles, attablé dans l’un de ses restaurants parisiens préférés, Jodorowsky le prend « par l’estomac » : « Il vidait six bouteilles de vin à chaque dîner. Il mangeait comme un éléphant. Alors je lui ai dit que je ferais venir le chef du restaurant sur le tournage et qu’il pourrait manger tout ce qu’il voudrait. » Au final, seule Charlotte Rampling déclinera les propositions de Jodorowsky. « Elle a dit qu’elle ne faisait pas ce genre de films, que des films commerciaux. »Mais, en réalité, c’est une sombre histoire de caca qui la contrarie. « Dans le scénario, il y avait un personnage qui s’appelait Rabban. Lui et son armée devaient baisser leurs pantalons et chier. Alors elle me dit : “Mais je ne peux pas jouer dans un film qui fait chier deux mille personnes !” C’est l’unique actrice qui a méprisé Dune. »
« Le pipi et le caca ne doivent pas se mêler, c’est trop disgracieux »
Salvador Dalí.
De fait, même Salvador Dalí donne son accord pour interpréter l’empereur Padishah Shaddam IV. Mais il pose quelques conditions. Encore une histoire de déjections. Le peintre veut trôner sur des toilettes représentant deux dauphins entrecroisés. Leurs deux bouches serviront à séparer le pipi du caca. « Parce que le pipi et le caca ne doivent pas se mêler, c’est trop disgracieux », dit-il. Toutefois, l’auteur des montres molles ne veut pas qu’on le voit déféquer et souhaite être doublé. De plus, il refuse de lire le scénario, arguant que ses idées sont meilleures. Il ne veut pas être dirigé et souhaite tourner à Cadaquès. En somme, Dalí veut être Dalí. Aussi, « il ne parle que de son cachet ». 100 000 dollars de l’heure. Car son obsession est d’être l’acteur le mieux payé de l’histoire du cinéma. Jodorowsky tente de convaincre Dalí de concéder un effort financier mais celui-ci ne fléchit pas. Il aura ses cent sacs. Jodo se débrouillera pour réduire comme peau de chagrin la présence du peintre au générique, soit une heure de présence sur le plateau, tout en faisant réaliser un moulage de son visage pour faire apparaître le plus souvent possible son double robot à l’écran. Pour sceller le contrat, Jodorowsky offre à Dalí la carte de tarot du Pendu. Le projet Dune est de plus en plus fou.

« Lors de la préparation du film, il y avait des gens partout,
les uns sur les autres, dehors, dedans.
Et on multipliait les allers-retours à travers le monde. 
»

Michel Seydoux, producteur du film
Pas d’argent, pas de film, mais un Lynch raté
Dans une véritable ruche, installée au cœur de Paris, une vingtaine de personnes s’activent jour et nuit aux préparatifs du film, comme on préparerait le casse du siècle. « Il y avait des gens partout, les uns sur les autres, dehors, dedans, se souvient Michel Seydoux. Et puis c’était une autre époque, il n’y avait pas d’ordinateur, il fallait tout faire à la main. Pour constituer le story-board, il fallait prendre en photo les dessins, les faire développer… Tout était long. Pour voir les gens, il fallait se déplacer. On multipliait les allers-retours à travers le monde. »Pour repérer les décors, des expéditions sont organisées au Mexique et en Algérie. Après des jours de tractations, un général finit ainsi par lâcher une autorisation de tournage dans le Sahara algérien. Deux ans après le début des préparatifs, tout semble prêt pour lancer la production de film.
Mais il faut encore trouver l’argent. Le réalisateur franco-chilien a fait monter le budget prévisionnel à 20 millions de dollars. « C’était une somme énorme pour l’époque, se souvient Seydoux. Dune devait être la toute première grosse production de SF, on ne pouvait le faire sans l’appui d’un partenaire américain. Nous devions avoir la garantie que le film serait largement distribué à travers le pays. Sur le budget total, nous avions 60 ou 70 %. Pour le reste, il fallait de l’argent américain. Nous sommes donc partis aux États-Unis avec notre story-board sous le bras. »En l’espace de sept semaines, Seydoux et son bras droit rencontrent les cinq grands studios américains de l’époque. « Les gars étaient sur le cul. Et ce n’est pas facile de mettre des Américains sur le cul. Ils n’avaient jamais rien vu de pareil.Nous leur apportions la preuve de la faisabilité du projet. C’était ça la plus important. » Les rendez-vous s’enchaînent. Les studios semblent à morde l’hameçon. Ils demandent à voir, puis revoir Seydoux. Mais l’enjeu financier est tel qu’ils demandent des garanties. Le film doit rentrer dans une case. « Les Américains ne pensent pas comme nous, reprend Seydoux. Le cinéma n’est pas un art pour eux, c’est un business. Un film doit pouvoir être projeté quatre ou cinq fois du début de l’après-midi à la fin de la soirée, sinon ça ne les intéresse pas, ce n’est pas rentable. » On demande des garanties sur la durée du film. Mais Jodorowsky, qui voit long, très long, refuse. « Ce n’était pas américain, pas commercial, pas leur mentalité. C’était un film français »,résume-t-il, aujourd’hui. En 1977, Seydoux doit se rendre à l’évidence. Il n’y a pas d’argent pour financier ce projet démesuré. « Pour les Américains, c’était trop ambitieux, trop novateur… C’était comme le Concorde. Pour eux, on était les Français un peu fous… » Le projet Dune est officiellement arrêté. Le film va bientôt passer dans d’autres mains. « De Laurentiis a envoyé un petit homme acheter les droits du livre à Seydoux. En fait, c’était De Laurentiis caché ! Là, j’ai eu un choc parce que je me suis dit : “lui, c’est le seul qui peut faire Dune” », se souvient Jodorowsky. « Je ne vous dirai pas combien c’était, mais c’était beaucoup d’argent, continue Seydoux. J’ai vendu les droits du film, la mort dans l’âme… »

Alejandro Jodorowsky interviewé dans le docu « Jodorowsky’s Dune »
Ridley Scott est rapidement mis sur le coup mais, devant l’ampleur de la tâche, il préfère se consacrer à Blade Runner. Le bébé tombe alors dans les mains de David Lynch. Lorsque son Dune sort sur les écrans, en 1984, Jodorowsky s’assoit au premier rang. « Mes fils m’ont traîné pour aller voir le film. Je ne voulais pas, j’allais souffrir. Mais plus le film avançait, plus j’étais content parce que c’était mauvais. Quand je suis sorti, j’étais ravi. » Lynch lui-même reniera son travail par la suite. Dans la foulée du fiasco, Jodorowsky, délaisse la réalisation (trois films seulement en trente-cinq ans) pour devenir scénariste. En compagnie de Moebius, il enfante L’Incal en 1981. Puis viennent La Caste des Méta-Barons (1992, avec Gimenez) et Les Technopères (1998, avec Janjetov). Mais son Dune continue de vivre. En 1977, George Lucas démocratise le space-opera avec Star Wars. Un film où l’on retrouve des thématiques chères à Jodo : le poids de la filiation, les responsabilités d’un seul homme face au pouvoir. La rumeur de plagiat circule. « Luke Skywalker, c’est Paul Atréides, c’est vrai, estime le franco-chilien. Mais ce n’est pas à moi de le dire, sinon je passe pour un paranoïaque. » Après une énorme dépression, Dan O’Bannon, qui avait bossé sur les effets spéciaux de Dune, planche sur un scénario. Titre : Starbeast. Pitch : un extraterrestre increvable décime un vaisseau entier. Alien, le huitième passager vient de naître. D’anciens membres de l’équipe Dune participent d’ailleurs au long métrage de Ridley Scott, et pas des moindres. Chris Foss se charge ainsi de dessiner plusieurs navires, tandis que Moebius conçoit les combinaisons rétro-futuristes de Ripley et sa bande. Sorti en 1979, le film bouscule les règles du cinéma de science-fiction et fait passer la SF du côté des films bankables. Dans un hommage clair à Jodorowsky, Ridley Scott ira même jusqu’à réutiliser des éléments de Dune dans Prometheus.
Récemment, Alejandro Jodorowsky a décidé de revenir à ses premiers amours de cinéma avec La Danse de la réalité, adapté de son autobiographie éponyme et produit par Michel Seydoux, devenu dans l’intervalle l’un des plus grands producteurs de cinéma français – en plus d’être le président du club de foot de Lille. A quand le prochain ? « J’ai arrêté vingt-deux ans de faire des films. Pour le prochain, je suis prêt à attendre trois cents ans », dit-il. Dans trois cents ans, le franco-chilien aura 387 ans.

Tous propos recueillis par MR ou tirés du supplément Métal Hurlant n°107 : « Dune, le film que vous ne verrez jamais ». Merci à Xavier Guerrero, Michel Bertier, Fred Serval et Pierre Augros