TOUTE UNE NUIT SANS SAVOIR de Payal Kapadia

Dans un campus désert où le temps semble s’être arrêté, les lettres d’amour d’une jeune étudiante, L., sont retrouvées dans une chambre vide. Un documentaire poétique et brûlant sur les luttes étudiantes. Œil d’or au Festival de Cannes.

De fiévreuses lettres d’amour anonymes en récits de révoltes étudiantes, Toute une nuit sans savoir est un film de correspondance. Entre la tristesse d’une relation épistolaire devenue unilatérale et l’investissement politique des élèves d’une école de cinéma, Payal Kapadia enflamme une traînée de poudre. Le Film and Television Institute of India, dont elle est issue, est le centre névralgique d’une mobilisation qui deviendra nationale. La langueur des premières séquences (une étudiante se prélasse dans son lit, un chat traverse la fac comme revenu à l’état de nature) cède progressivement devant une sourde menace. La nomination d’un ancien acteur proche du pouvoir à la tête de l’école est l’élément déclencheur de manifestations dont les motifs s’étendent. C’est tout le régime universitaire inégalitaire qui est visé, et à travers lui le système de castes qui place les dalits (aussi nommés « Intouchables ») au plus bas de l’échelle. La critique se fond dans un montage ouvert à la rêverie cinéphile. Un étudiant regarde un Godard sur un écran d’ordinateur, avachi dans la torpeur. Le noir et blanc, le 16 mm et les archives inscrivent le film dans le sillage du cinéma militant, que le son non synchrone corrobore. Mais la pellicule laisse parfois place à des images brutes de manifestations et incorpore des found footage violents, avec comme point d’orgue une scène de brutalité policière dans une salle de classe, filmée dans son intégralité jusqu’à destruction de la caméra de surveillance.

La lutte dont les rêves sont faits

Le film s’ouvre sur un groupe d’étudiants qui dansent devant un écran de cinéma. Ils bougent, dans une quiétude sonore qui n’empêche pas de percevoir leur débauche d’énergie. Ces premiers mouvements, collectifs, répondent à ceux des manifestants et des foules qui peuplent Toute une nuit sans savoir. Un parallèle cinétique s’établit entre la danse et la manifestation, renforcé par le sentiment que l’une et l’autre sont chargées de revendications. Ce sont deux régimes de lutte qui semblent répondre au principe énoncé par Pascale Ogier dans Le Pont du Nord : « Le jour appartient au pouvoir, la nuit à la puissance. » Mais il arrive que même la pénombre soit investie par la répression : on procède encore à des arrestations d’étudiants à minuit. Cette dichotomie entre le jour et la nuit rythme le film de Payal Kapadia. Même si, comme le titre l’indique, la balance penche du côté de l’obscurité, qui charrie son lot de rêves alimentés par les voix off.

Les lettres qui sont lues par une voix féminine appartiennent à une correspondance sans réponse, monologue postal qui fait office de carnet de bord. On comprend peu à peu que l’histoire d’amour qu’elles racontent est vouée à l’échec car inter-caste. La sphère intime est le point de départ d’une critique des injustices et des violences découlant de cette société d’ordres. Assassinats, lynchages, viols collectifs : les dalits subissent une oppression systématique, qui a notamment conduit au suicide du jeune doctorant Rohith Vemula, dont le film célèbre la mémoire. En créant un personnage fictif qui aime, doute, s’inquiète et se révolte, la réalisatrice donne au film une subjectivité qui rend le spectateur réceptif et empathique. L., la narratrice, travaille sur un film dont elle assure le montage « comme s’il y avait un motif qu’[elle] seule pouvait voir ». On pourrait attribuer ces mots à Payal Kapadia qui a su trouver un point de vue qui structure la fureur collective en créant une figure amoureuse, témoin et actrice des événements. C’est toute la réussite de Toute une nuit sans savoir. Rangez les armes, sortez les stylos