VARIETY de Bette Gordon

Difficile de résister à l’appel des bas-fonds de Times Square… Présenté au Festival Lumière, le très beau et méconnu Variety ressort dans une version restaurée. Bette Gordon nous replonge dans le New-York électrique et érotique des années 80 et revient sur cette aventure nocturne et collective, où se croisaient John Lurie, Nan Goldin et Tom DiCillo. 

À peine assise, Bette Gordon bloque sur la couverture de notre numéro de septembre : « Sidney Lumet est un maître ! », s’illumine-t-elle, avant de se remémorer cette fois où elle l’a suivi sur un tournage, et combien elle avait été impressionnée par sa façon de diriger le cadre de trois caméras à la fois, au millimètre près. Car Gordon à ses débuts filmait plutôt seule, dans une approche plus expérimentale. Anybody’s Woman, le court réalisé juste avant Variety, en est une parfaite démonstration et pourrait être perçu après coup comme un film de repérages. On y retrouve des pérégrinations dans les rues de New-York la nuit, les vitrines lumineuses des shops pour adultes et les néons du cinéma Variety, ainsi que des monologues en lien avec la pornographie. Un clin d’œil aux Photos d’Alix (court métrage de Jean Eustache) semble en outre s’être glissé au cœur du court métrage. Les deux films développent un même attrait pour le langage et l’intime, en expérimentant les vertus d’une voix hors champ ou asynchrone. « Je suis venue étudier un an à La Sorbonne parce que j’avais découvert À bout de souffle de Godard, précise-t-elle aujourd’hui, comme pour justifier sa francophilie. En voyant Paris à l’écran je m’étais dit : je veux vivre là. Je voulais savoir le nom de la rue où le personnage de Jean-Paul Belmondo meurt, rue Campagne-Première. »

Avec Variety, Gordon s’initie au format long. « J’ai toujours joué avec le récit et la narration mais je n’étais pas guidée par le fait d’avoir un début, un milieu et une fin. Exactement comme le Godard disait : tu dois avoir un début, un milieu et une fin, mais pas dans cet ordre. »

Proche de Jim Jarmusch, elle rencontre Tom DiCillo, chef opérateur sur Permanent Vacation et Stranger Than Paradise. C’est à ce moment que son rapport à la mise en scène évolue. « Ça a été difficile de passer la caméra mais j’avais confiance en Tom. On s’est baladés autour de Times Square, il a apporté son regard puis on a filmé ensemble. J’ai quand même tourné certains plans seule avec ma propre caméra, quand il n’y avait pas d’acteur, car New York est pour moi un personnage à part entière… Mais donc Tom filmait la plus grosse partie, et Nan Goldin faisait aussi des photos. Nous formions un beau trio, très libre, parfois on inversait nos rôles. On se connaissait bien, c’était fluide. »

Dans les années 80, le punk brouille toutes les fréquences du bon goût. À New York, on écoute les Sex Pistols et les Talking Heads. Un musicien s’en démarque et semble vouloir emmener la musique dans une autre direction. Il s’agit de John Lurie, fidèle compositeur de Jarmusch et acteur à ses heures, mais avant tout leader du groupe The Lounge Lizards. « Il a pris le jazz et l’a rendu contemporain pour nous. C’était puissant, on aimait tous sa musique, on allait le voir dès qu’il était programmé quelque part. » Pour Gordon, c’est une évidence : il doit faire la bande originale du film. « Il a été merveilleux. Parfois il m’appelait au téléphone et me disait : ‟Écoute ça, écoute ça !ˮ, et il me jouait quelque chose avec son petit harmonica. »

Sexe oral

Au premier abord, Variety se donne des airs d’hommage au film noir, reprenant les codes classiques du genre. « J’ai casté Sandy [McLeod] parce qu’elle me rappelait Kim Novak », assume Gordon. Mais de Vertigo à Variety, se joue une inversion malicieuse de la filature : ici c’est la femme blonde qui suit l’homme en costume. Un premier long sous influence certes, mais dans un geste plus complexe qu’un simple hommage. Il y a une sorte d’irrévérence subtile dans sa manière de digérer les références qui l’ont nourrie, une volonté de renverser l’image et les liens de cinéma. Bette Gordon opère un twist des rôles de pouvoir : « Habituellement, dans le film noir la femme est mise dans des situations dangereuses, risquées, avec la possibilité d’une intrusion. Elle a besoin d’être sauvée. Ici c’est l’homme qui est l’énigme, le puzzle, elle ne sait pas grand-chose de lui. Je n’aime pas la victimisation des femmes par le patriarcat. Je ne veux pas me voir comme une victime, mais comme une provocatrice. » À cette image, le personnage a priori inoffensif de la diaphane Christine – chevelure blonde, doux visage – évolue de façon insoupçonnée. C’est au guichet d’un cinéma porno qu’elle se découvre des instincts érotiques, et telle une Catwoman en mutation dans son petit appartement, elle revêt des costumes face au miroir de sa salle de bains. Surtout, tournant le dos (littéralement) aux images salaces du cinéma porno où elle travaille, elle explore ses obsessions par la puissance du langage et se lance dans des monologues étranges, très crus et poétiques.

Pour les écrire, Gordon sollicite l’artiste performeuse Kathy Acker, également poète et romancière : « Je connaissais son travail. Elle était très forte parce qu’elle prenait des textes préexistants, par exemple Charles Dickens ou d’autres écrivains de la littérature classique, et elle se les réappropriait. Elle se racontait des sortes d’histoires sexualisées, ses sentiments sur le sexe, comment c’était la nuit dernière, etc. Personne n’osait comme elle… Je veux dire… Même à tes meilleures amies, tu leur dirais les détails ? La plupart d’entre nous ne sont même pas habituées à parler de ses aventures sexuelles, mais elle, elle le faisait devant un public ! C’est ce que j’ai voulu faire avec les monologues de Christine. Raconter des histoires à haute voix qui exigent une participation plus active, car les spectateurs doivent inventer leurs propres images. » Les monologues en question sont d’autant plus déroutants que le personnage de Christine impose ses récits de façon imprévisible à ses auditeurs. À cet égard, le moment le plus marquant du film est sans doute celui où elle s’adresse à un inconnu dans un bar. Tandis que l’homme appuie frénétiquement sur les gâchettes d’un flipper sans lever les yeux vers elle, Christine le fixe et récite un long monologue pornographique, mêlant humains et fauves dans une vision sexuelle quasi onirique. Bette Gordon s’éclaire et s’exclame : « Vous savez quoi ? Vous savez pourquoi j’ai tourné dans ce bar ? Sidney Lumet ! » Encore lui. Et de fait, le bar en question est le même que celui d’une scène du Verdict, sorti un an plus tôt. « Il y avait ce plan dans le film, je me suis dit : ‟Je le veux, je veux ce plan !ˮ Et je me le suis réapproprié en y ajoutant une dimension sexualisée. » Ces jeux de miroirs à l’œuvre dans Variety permettent à la fois de parler du voyeurisme qui caractérise la pornographie, mais aussi dans une dimension plus méta, des mécanismes du cinéma eux-mêmes. On peut d’ailleurs discerner le reflet d’un visage de l’affiche du film sur la vitre du guichet. L’œil de Bette Gordon s’allume une dernière fois : « Oui, c’est le mien ! » Tout est là, la boucle est bouclée.