« J’ai peut-être une sensibilité féminine » – Viggo Mortensen

Il a tourné avec David Cronenberg, Jane Campion, Brian De Palma, Peter Jackson, Lisandro Alonso, Tony Scott, Peter Weir et Terrence Malick. Viggo Mortensen présente une filmographie longue comme le bras mais a, pourtant, considérablement ralenti la cadence depuis la trilogie du Seigneur des anneaux. Peut-être que lAméricano-Danois élevé en Argentine a toujours voulu, avant tout, réaliser ses propres films. Cest chose faite avec Jusquau bout du monde (sortie le 1er mai), son deuxième long-métrage, un western féministe porté par Vicky Krieps. Rencontre, en français dans le texte, avec un drôle danimal pudique et sauvage.

Par Axel Cadieux.

CET ENTRETIEN A ÉTÉ RÉALISÉ DANS LE CADRE D’UNE COLLABORATION ENTRE SOFILM ET MEDIAWAN THEMATICS. L’ÉCHANGE PEUT ÊTRE VISIONNÉ EN INTÉGRALITÉ SUR LA CHAÎNE EXPLORE.

C’est un film que vous avez écrit, réalisé, dont vous avez composé la musique et dans lequel vous jouez. Qu’est-ce qui a fait naître votre désir créatif, en tout premier lieu ? Un personnage, une époque, un genre ?

J’ai d’abord eu l’image d’une petite fille jouant dans une forêt d’érables et de chênes, au nord-ouest des États-Unis, près de la frontière canadienne. C’est un endroit que je connais très bien, j’y ai grandi avec ma mère. Cette petite fille, en fait, c’était elle (le film lui est dédié, ndlr). Quelqu’un a dit : « The best thing you can do is shoot what you know. » Je filme ce que je connais de manière intime. Voilà, ça a commencé comme ça.

Ça vous a paru facile et évident, d’écrire un personnage féminin ? Y a-t-il eu la nécessité d’un décentrement de votre part ?

Je n’étais pas vraiment conscient de ça. J’ai peut-être une sensibilité féminine. À vrai dire, au tout début de ma carrière, quand je cherchais à être acteur, ce qui m’intéressait au cinéma c’était avant tout des interprétations de femmes : Barbara Stanwyck, Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc (Carl Theodor Dreyer, 1927)… Pour le cinéma plus contemporain de l’époque à laquelle j’ai commencé, c’était le personnage de Meryl Streep dans Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1978). J’admirais John Savage, De Niro et tous les autres, mais Meryl Streep c’était autre chose. Je pourrais aussi citer Ingrid Bergman et Liv Ullmann dans Sonate d’automne (Ingmar Bergman, 1978). Les personnages féminins m’ont toujours plus intéressé.

Votre envie de western est arrivée dans un second temps ?

Au tout début de l’écriture, je ne me projetais pas du tout dans un western. Puis, ça m’est apparu : quelle bonne idée que de situer l’histoire d’une femme libre, qui repousse toujours ses frontières personnelles, dans un cadre si masculin ! Il faut dire que comme beaucoup de garçons de ma génération, j’ai grandi avec les westerns. En 1962, j’ai 4 ans et c’est la fin de l’époque dorée : L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford) ou, dans un autre style, Seuls sont les indomptés (David Miller), avec Kirk Douglas. J’ai vu ça au cinéma, avec ma mère. Et à la même époque, très jeune, j’ai appris à monter à cheval. J’ai grandi avec les chevaux et le cinéma, donc ça m’importait de respecter les codes propres au western.

Qu’est-ce que ça implique, comme approche ?

Il fallait faire simple. Et ce n’est pas simple, de faire simple ! Une, deux lampes, de l’éclairage naturel, ça peut suffire. C’est plus facile aujourd’hui que quand Kubrick éclairait Barry Lyndon à la bougie ! L’idée, globalement, c’était d’être au plus près de la manière dont les gens vivaient à l’époque.

Vous avez revu des films ?

Concrètement, j’ai revu pas mal de westerns dits classiques lors de la phase préparatoire, et j’ai réalisé qu’il y en avait finalement assez peu qui proposaient quelque chose d’original. Par contre, j’ai puisé des petits détails, çà et là. Des scènes éparses, que j’ai partagées à l’équipe. J’ai pu dire à untel : « Regarde comme il monte à cheval, comme il s’approche de l’animal… » Tout ce travail-là a pris presque une année. On est arrivés parés pour l’expérience et le voyage.

Vous pourriez mettre en scène une histoire écrite par un autre ?

Bien sûr. Tout comme je pourrais tourner un film sans aucune musique, même si j’adore composer. De toute façon, que vous le vouliez ou non, à la fin le cinéma c’est toujours un art collaboratif et c’est ça qui m’intéresse. Dès le début de ma carrière, c’est ce qui m’a passionné : comment tu passes du scénario au film ? Quelles sont les modalités du voyage ? Ce que j’ai appris des bons réalisateurs et réalisatrices, c’est qu’il y a toujours des obstacles inattendus, mais qu’on peut tous les surmonter en restant ouvert aux idées des autres, qu’il s’agisse de techniciens ou d’acteurs. Ça peut venir de n’importe qui. Les bons réalisateurs savent écouter et s’adapter.

Donc ça ne vous intéresse pas, au stade de l’écriture, de savoir très précisément ce que vous voulez à l’image ?

C’est important de laisser de la place à l’imprévu. Pour vous donner un exemple, j’adore Hitchcock, mais je crois que ses meilleurs films auraient été encore meilleurs s’il avait su écouter ses collaborateurs. C’est dommage pour son cinéma. Après, je sais qu’il a construit son personnage comme ça. Il se peut d’ailleurs qu’il ait plus écouté les autres que ce qu’il disait.

Très concrètement, qu’est-ce que Vicky Krieps par exemple a pu apporter à votre film ?

Elle avait des scènes bien précises de bravoure, de courage, ça c’était écrit. Mais c’est une caractéristique qu’elle a su apporter dans toutes les scènes, même les plus banales. Et je crois que Vicky est comme ça, dans la vie : elle peut transmettre beaucoup via son silence, entre les mots. C’est une qualité qu’on a beaucoup utilisée, au niveau du rythme notamment.

C’est votre deuxième long, après Falling sorti en 2020. Vous vous êtes lassé du jeu ?

Il y a au moins 35 ans, j’essayais déjà de réaliser. J’avais réuni un peu d’argent, mais pas assez. Le jeu a ensuite pris le dessus, mais ce n’était pas forcément ce que je privilégiais à la base. J’ai mis la réalisation de côté tout en gardant ça dans un coin de ma tête. Le saut de l’un à l’autre, quand ça a été possible, n’a pas été très compliqué. En tant qu’acteur, même les jours où je ne travaille pas, j’aime être présent sur les tournages pour tout observer. Ça m’aide en tant que comédien, parce que la manière dont les autres acteurs jouent impacte aussi mon jeu. Et ça m’aide en tant qu’aspirant cinéaste, au niveau des méthodes.

« J’ai grandi avec les chevaux et le cinéma »

Viggo Mortensen

Et vous étiez même photographe avant d’être acteur…

Oui, c’est sûr que ça m’a aussi aidé pour le passage à la réalisation ! Le fait d’écrire, aussi. Tout est lié. Tout ça représente une très longue école de cinéma (rires).

Si vous aviez réalisé au début de votre carrière, dans les années 90, vous pensez que vous auriez été un cinéaste tout à fait différent ? Votre style se caractérise, notamment, par un sens de l’épure et du dépouillement…

Je n’aurais pas été le même cinéaste, c’est sûr. Je n’aurais pas eu la même confiance en moi, déjà. Finalement, j’ai été très chanceux de devoir attendre ! J’ai pu travailler quatre fois avec David Cronenberg, avec Jane Campion, Lisandro Alonso, Matt Ross, Ron Howard, Ana Piterbarg… J’ai beaucoup appris auprès d’eux.

Votre film a un rythme assez particulier, peu académique, tout en latences et soubresauts. Est-ce quelque chose que vous avez puisé chez Lisandro Alonso, par exemple ?

J’imagine que ça a joué, oui. Mais ça n’a pas été conscient, je n’ai voulu imiter personne ni rendre un hommage en particulier. J’aime quand les cinéastes évoquent leurs références, leurs intentions très précises, mais ça n’est pas ma façon de faire. Même en tant qu’acteur, hein ! Quand un réalisateur sur le tournage me parle de manière conceptuelle ou théorique, je dis toujours : « Merci, c’est intéressant, mais c’est peut-être une conversation qu’on aura au moment du dîner. » Je ne peux pas jouer une idée. Jouer plus vite, jouer plus fort, ça oui, ça me parle. J’ai besoin de directions concrètes, pas d’intentions abstraites.

Quel directeur d’acteur êtes-vous ?

Si l’acteur ne se sent pas à l’aise, ne sait pas comment jouer une scène, c’est mon devoir en tant que réalisateur de l’aider, de trouver un terrain d’entente. Parfois ça implique de tout couper, d’aller prendre un café. Le dresseur de chevaux du film, un ami avec lequel j’ai tourné trois fois, qui m’a donné ce conseil : « Il faut savoir aller lentement pour aller plus vite. » Je crois que c’est vrai. On est toujours plus efficace dans la tranquillité et la simplicité. Si on ajoute à ça la flexibilité, l’adaptabilité aux autres, tout ira bien. Si l’acteur fait quelque chose d’inattendu mais qui fonctionne, c’est super pour moi, allons-y. Cette ouverture-là, par exemple, l’écoute apportée aux acteurs, je l’ai apprise chez Cronenberg.

Avez-vous appris d’autres choses, auprès de Cronenberg ? Le découpage de vos scènes d’action, par exemple, peut faire penser à History of Violence ou Les Promesses de l’ombre

À vrai dire, pour ce qui est des scènes d’action, au moment de History of Violence j’avais plus d’expérience que lui ! C’était quelque chose de nouveau pour David. Il n’avait jamais vraiment tourné ce genre de scènes. J’ai beaucoup travaillé avec le coordinateur des cascades et on a montré ça à Cronenberg. On a tout de suite été sur la même ligne : il voulait montrer la violence de la manière la plus directe possible. Il a fait quelque chose d’incroyable. Pour Les Promesses de l’ombre, c’est bon, il était paré, il savait tout faire !

Il y a une scène de viol, dans le film, qui pose de vraies questions de mise en scène et implique notamment de trouver la bonne distance. Comment avez-vous procédé ?

J’ai tout de suite dit à l’équipe qu’on n’allait pas passer toute la nuit à tourner, et que ça allait être très simple parce que j’étais certain d’utiliser l’ellipse. On quitte le personnage de Vivienne et on la retrouve après le viol, le lendemain, en plan zénithal. Je ne pouvais pas m’imaginer le tourner autrement. C’est beaucoup plus fort de laisser le spectateur imaginer la chose, plutôt que de la montrer. C’est efficace et moins cher (rires). C’est aussi, surtout, une manière de respecter le spectateur, de ne pas le prendre de haut. Et c’est pareil pour la scène de l’explosion de violence, au saloon. Ça aurait pu être complexe, graphique. Mais on comprend, sans trop en voir, la dimension terrifiante de la situation.

Est-ce de la pudeur ou un vrai mantra de cinéma ?

Il ne faut pas avoir peur de ne pas tout montrer. C’est une leçon que j’ai tirée d’une discussion avec Agnès Varda : suggérer plutôt que de montrer. Donner à voir. Inviter. C’est comme ça que le spectateur s’approprie le film. De cette manière, à la fin, c’est le sien et non plus le mien.

Ce film est aussi un road-movie. Or, l’un de vos meilleurs amis était l’un des maîtres du genre : Dennis Hopper. Avez-vous pensé à lui, pendant la fabrication du film ?

Ah, ça… (Il réfléchit) J’ai beaucoup pensé à lui, récemment. J’aurais adoré qu’il puisse voir ce film. C’est dommage. Lui, et puis ma mère. J’aurais adoré découvrir leurs réactions.

Je n’ai pas besoin de plus d’argent. Pas besoin d’être plus connu.

Viggo Mortensen

Une chose qui vous caractérise, c’est la fidélité d’un point de vue professionnel. Vous travaillez souvent avec les mêmes personnes et construisez des relations de longue durée, ce qui est plutôt rare dans ce milieu. C’est une règle que vous vous êtes fixée ?

J’essaie, oui. C’est fondamental. Au début de ma carrière, je prenais ce qu’on m’offrait, comme tout le monde. Ensuite, quand j’ai eu la chance d’avoir le choix, le critère numéro 1 est devenu : qu’est-ce que je vais apprendre, avec ce projet, et auprès de qui ? Qu’est-ce que cette expérience va m’apporter de nouveau ? Avec qui vais-je travailler ? Ce sont les seuls arguments qui vaillent pour moi. Je n’ai pas besoin de plus d’argent, pas besoin d’être plus connu. Je suis très heureux de là où je suis aujourd’hui.

Après Le Seigneur des anneaux, avez-vous eu peur de perdre la main ? De vous retrouver happé par une vague que vous n’auriez pas su contrôler ?

(Il réfléchit) Un truc comme ça, c’est surprenant, c’est sûr… On connaît tous des histoires de célébrité soudaine sur le papier, mais quand ça t’arrive à toi, tu n’y es pas préparé. Là où j’ai eu de la chance, c’est que j’avais déjà 42 ans, et pas 18. Plus jeune, les choses auraient été différentes. Ce dont j’étais certain, c’est que tout pouvait s’arrêter presque immédiatement. Donc j’ai continué à travailler, à apprendre, à me servir de ce succès pour faire des choix encore plus aiguisés. Je n’aurais pas travaillé avec Cronenberg sans Le Seigneur des anneaux. Je sais ce que je dois à la trilogie, et je sais ce que je dois en garder.

Comment voyez-vous la suite ? Vous comptez réaliser davantage, conserver le même équilibre ?

Ma préférence va à la réalisation. J’ai quatre scénarios qui sont prêts, un cinquième bien avancé. Je peux les tourner. Si quelqu’un me dit qu’il a l’argent, je commence demain. Je n’ai rien contre le fait de jouer, évidemment, mais aujourd’hui je veux réaliser. C’est ma priorité. •

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Entretien à découvrir dans le Sofilm #103, en kiosque le 10 mai !