VINCENT LINDON, ACTEUR, CHEZ LUI. PARIS, 26 AOUT 2020.

Vincent LINDON : « Il faut être aware… »

Fidèle à sa réputation, il arrive, très ponctuel, son masque sur le visage, qu’il demande poliment à retirer. Il est 16 heures et il n’a rien avalé de la journée. Entre deux grandes cuillères de taboulé au poulet, il vous embarque de sa voix rauque dans plusieurs heures de discussion, avec quelques zones de turbulence. Boule de nerfs cintrée dans sa chemise bleue, il s’exclame, vitupère, chuchote, passe d’un sujet à l’autre, se lève d’un coup pour mimer un photographe ou un flic, rejoue avec gourmandise des dialogues du quotidien… À 61 ans, la star au capital sympathie intact, continue à enchaîner les films (bientôt chez Thierry de Peretti et Julia Ducournau) et sort pour le moment Mon cousin, un buddy movie signé Jan Kounen, avec François Damiens. Bottant rapidement en touche dès qu’on s’approche trop près des questions sociales ou politiques, manifestement lassé qu’on le ramène toujours à ça, il joue en revanche cartes sur table dès qu’il s’agit de faire le point sur sa carrière, la vie de colo’ sur un tournage, ses modèles Delon et Depardieu, le vieillissement… Toujours brut de pomme. Par Raphaël Clairefond, avec Inès Huet. Photos : Renaud Bouchez (pour Sofilm)

On sait que le contexte actuel est très dur pour les salles et l’industrie du cinéma en général. Or, vous avez décidé avec François Damiens d’accompagner Mon Cousin dans une grande tournée d’avant-premières. C’est un geste politique ?
On ne peut pas demander décemment aux gens de venir en salle avec tout ce que ça comporte, c’est-à-dire de la prévention et une certaine appréhension, et leur dire de notre tour d’ivoire : « Allez au cinéma. » Il faut y aller. Un bon général, c’est quelqu’un qui charge avec ses soldats. Donc pour moi, ce n’est pas seulement une tournée, ce n’est pas du service après-vente. Si le film ne me plaisait pas énormément, rien ne m’obligerait à faire la promotion. C’était bouleversant de voir les gens dans les salles avec un masque. Tout d’un coup, on prend conscience de l’envie d’aller au cinéma qu’ils ont et pour ce film en particulier. On a entendu souvent que ça fait du bien en ce moment, par les temps qui courent… Même si, avec tout ce qui se passe, avec la culture en général et dans le monde, évidemment qu’il y a des choses beaucoup plus graves que le cinéma. À tel point que quand j’ai appris que tout fermait et qu’on a arrêté la tournée qu’on avait commencée début mars, je n’ai absolument pas pensé à moi, au metteur en scène, au film. C’était complètement secondaire, le cinéma. J’ai été foudroyé.

« On ne peut pas dire de notre tour d’ivoire : “Allez au cinéma.” Il faut y aller. Un bon général, c’est quelqu’un qui charge avec ses soldats. »

Vincent Lindon

Vous avez rattrapé beaucoup de films pendant le confinement ?
J’ai revu des incontournables comme Les Trois Jours du Condor ou Mississipi Burning, pour montrer aux enfants, mais sinon, non, j’ai eu beaucoup de mal à quitter le monde réel. C’est sûrement ça qui m’a poussé à écrire. Je regardais un film, au bout d’une demi-heure je tapais sur la barre « arrêt ». Vous savez, c’est le phénomène du peignoir à 11 heures un jour de semaine. L’impression terrible de glander, de ne rien faire. Alors que j’ai essayé pendant le confinement de ne faire rien. Mais rien, ce n’est pas rien, hein ! C’est tout un monde, de faire rien. Sinon, j’étais en cuisine et j’ai fait énormément de courses. Je pense qu’inconsciemment j’ai oublié des produits pour y retourner. Là, je faisais quelque chose.

Vous avez des profils très différents, avec François Damiens. Vous vous êtes retrouvés sur quoi ?
On est devenus très, très liés, jusqu’à passer un bout des vacances ensemble. On est incroyablement opposés dans notre manière de vivre, mais pas sur les idées. Il a besoin de ses soupapes, moi aussi. Il est vif, il me surprend. Pour moi la première qualité, c’est la gentillesse. Si les gens ne sont pas gentils, ils ont beau être intelligents, talentueux ça ne m’intéresse pas, ça ne me regarde pas. Mais lui, il a ça, et derrière il est fin, inattendu, imprévisible. C’est quelqu’un qui est assez introverti, et en même temps très extraverti : il dit plein de choses de lui mais à travers des vannes. Il jette des choses comme ça et on n’a qu’à les attraper. Il est très timide, très pudique et puis en même temps parfois (il mime quelque chose qui se dégonfle), plouf, il se déverse, c’est ça qui est amusant.

Vous avez déjà dit que l’habit fait le moine au cinéma. Préparer un rôle de grand patron comme celui que vous tenez dans Mon cousin, ça passe par un costume hors de prix ?
Moi, je ne sais pas comment je travaille, mais continuellement je chine. Je peux entendre une phrase ou voir un truc dans une boutique, ou alors la photo de quelqu’un – un autre acteur, mannequin, un vendeur qui porte un polo… – et me dire : « C’est génial, il faut absolument que j’en parle» Et puis le lendemain, voir une voiture et penser : « Il lui faut une voiture comme ça. » Pour ce personnage, oui, il y a une façon de s’habiller en grand bourgeois milliardaire, ça se joue à rien : un centimètre et demi en bas du pantalon de largeur, comment c’est coupé ici (il pointe le col de sa chemise), à des boutons de manchette ouverts qui font qu’on voit que c’est du sur-mesure, un manteau en cachemire bleu marine, une voiture noire, un chauffeur. Ce qui est plus compliqué pour moi – ou plutôt encore plus simple –, c’est de me poser la question : « Comment vous faites quand vous rentrez dans La Loi du marché ou En guerre ? » Je ne sais pas, c’est un miracle.

Pour La Loi du marché, vous avez fait plus de travail de terrain préparatoire, non ?
Non, rien du tout. Je n’y crois pas du tout à ça. Je suis allé une journée avec Stéphane (Brizé, réalisateur du film, ndlr) dans un supermarché, pour voir. Je fais du travail préparatoire depuis quarante-huit ans : je vais au supermarché. Je fais que ça, regarder les gens. Pas besoin de faire un travail préparatoire pour voir qu’un flic qui arrive, il se met comme ça (il se lève, écarte les jambes et tient son pantalon de ses deux mains en dessous du nombril, les bras relâchés), « Vous vous mettez sur le côté m’sieur ? » Pas besoin d’aller regarder les flics, ils ne sont pas comme ça (il écarte beaucoup les jambes), ni comme ça (il les colle), ils sont comme ça (il reprend la position d’origine, les pieds à peine plus écartés que le bassin). Quand ils parlent au talkie-walkie, ils ne parlent pas comme ça (il tient son téléphone droit), ils parlent comme ça (il le penche sur le côté). Ça, je l’ai vu. C’est ça que je regarde, moi. Les bons acteurs sont ceux qui observent beaucoup. Après, il faut être curieux, et que ça vous intéresse.

Et est-ce que du coup le fait d’avoir grandi dans un milieu bourgeois, ça aide pour ce type de rôle de patron ? Par exemple, votre père gérait une société (la firme d’autoradios Audioline, ndlr), vous l’avez vu au travail ?
Oui, j’ai vu comment il parlait aux gens qui travaillaient avec lui. J’ai vu la politesse qu’il avait avec les gens qui sont en dessous. Il se trouve que mon père n’avait pas de chauffeur mais bon, pour un grand bourgeois, la moindre des choses, c’est de dire bonjour à son chauffeur. Et ils se vouvoient. La seule personne qui le tutoie c’est le jardinier, c’est son pote. Celui qui peut se permettre de dire au comte : « Non mais tu vois, là, les fraises..» Parce que le jardinier, il est tellement admiré qu’il a le droit d’engueuler le châtelain, quoi. Mais je ne suis pas de cette bourgeoisie-là, juste je raconte ce que j’ai vu, parfois dans les films mêmes. Et je sais que dans la vie, ça existe : à la chasse il y a celui qui vous accompagne, il fait : « Non, monsieur le baron, là tu te trompes. » Comme Julien Carette, dans La Règle du jeu. C’est aussi évident que quand on joue un maçon et qu’on fait un barbecue chez soi, on a les cheveux un peu mouillés, qui ne sèchent jamais.

La loi du marche 2015 Real Stephane Brize Vincent Lindon. Collection Christophel © Nord Ouest Productions / Arte France Cinema

À vos débuts, vous avez été roadie en tournée avec Coluche mais aussi aide costumier de Depardieu sur le tournage de Mon oncle d’Amérique, d’Alain Resnais. Qu’est-ce qui vous a frappé sur le tournage ?
Ça m’a frappé de voir cet ogre, ce personnage. Je pensais que tous les acteurs étaient comme ça et que c’était ça ce métier. C’est un personnage extraordinaire, complètement autodidacte, unique dans le cinéma mondial. Unique. Une carrière gigantesque, rocambolesque, géniale… Donc c’est une rencontre tonitruante dans ma vie, mais j’en ai un peu marre que tout le monde dise tout le temps du bien de Gérard Depardieu parce qu’il en dit peu des autres. Lui, il déchiquette un peu tout le monde tout le temps. Alors, j’en disais du bien à 25 ans, j’en disais à 35 ans… Maintenant, j’ai 60 ans, ça va, c’est bon, je ne suis plus un enfant, quoi ! Je vais attendre que des jeunes en disent de moi, sûrement pas à la même hauteur que lui, mais vous voyez ce que je veux dire ? Je ne suis pas un éternel « fils ». On est un fils, puis on devient un père.

« J’en ai un peu marre que tout le monde dise tout le temps du bien de Depardieu parce qu’il en dit peu des autres. »

Vincent Lindon

Ce qui est vrai, c’est que c’est un des rares acteurs en France, avec vous, capable de jouer des personnages de milieux sociaux bourgeois et d’autres de milieux très populaires…
Je ne peux pas répondre à ça tout simplement parce que… Je vais vous raconter une anecdote : un jour, j’ai vu un metteur en scène à qui on faisait un compliment, à la télévision, on lui disait : « Vous avez du Sautet en vous, du Woody Allen », et il a opiné du chef en disant : « Écoutez, merci beaucoup. » Je me souviens avoir vu ça et m’être dit : « Mais attendez les gars, pourquoi il leur dit ça. Détendez-vous. Whoa, bijou… » Là, c’est pareil, à partir du moment où je vous réponds, ça veut dire que je suis d’accord. Et même si je suis d’accord, je ne vais pas vous le dire. Vous ne pouvez pas me dire « vous et Depardieu », vous êtes d’accord ? Vous êtes en train de me coincer sur le ring.

D’accord, autre question alors : vous pourriez accepter un rôle uniquement pour le plaisir d’apprendre un métier ?
Non, par contre faire bien un métier dans un film, je pense que c’est 70 % du travail. Les gens sont aussi définis par ce qu’ils font : on passe huit heures à dormir, huit heures à travailler, huit heures à vivre. Quelqu’un qui ne fait pas bien son métier dans le film, et tout tombe. Dans Mademoiselle Chambon, je fais une fenêtre, je sais comment on jette du ciment et comment on l’essuie. Sinon la personne qui regarde le film, elle se dit : « Ah oui mais non, il n’est pas maçon », et c’est fini, il sort du film, il faut vingt minutes pour revenir.

Après, c’est difficile d’être aussi bon sculpteur que Rodin quand on joue Rodin.
Mais je ne demande pas à être aussi bon sculpteur que Rodin. Par contre, Jacques Doillon, il pouvait me filmer deux à trois minutes en train de sculpter, donc je dois maîtriser les petits gestes qu’on me demande : faire une petite boule, se tenir devant la machine… J’ai fait le pied en quatre mois avec un prof, ça ne s’invente pas, c’est obligé. Il y a un bout du Balzac, sa moustache, que j’ai fait comme sur le vrai Balzac. Ça oui, on ne peut pas y couper. C’est même une façon de me concentrer, puisque le texte est su.

Rodin 2017 Real Jacques Doillon Vincent Lindon. Collection Christophel © Les films du lendemain / Artemis productions / Wild bunch distribution

Savoir le texte, c’est un peu la base ?
Je pense que quand on sait son texte à la lettre, par cœur, on n’a plus besoin de penser à ce qu’on dit : on se met dans un état comme dans la vie. Là quand je vous parle, j’ai aucune idée des mots qui vont arriver, si je vais hésiter ou pas. Si je savais par cœur, je pourrais faire pareil. Quand vous ne le savez pas, c’est un enfer parce que vous pensez uniquement à ce que vous allez dire, donc tout d’un coup on ne peut pas faire n’importe quoi avec ses mains. Si je suis dans une prise, et que tout d’un coup la bouteille se renverse, je veux pouvoir la rattraper et continuer plutôt que de dire : « Pardon, pardon, coupez, excusez-moi. »

Ça vous arrive souvent de travailler avec des gens pour qui ce n’est pas évident de connaître son texte sur le bout des doigts ?
Je ne sais pas. Il y a plein de choses qui sont évidentes et que les gens ne font pas. C’est évident que quand on fait de la politique, il ne faut pas voler un franc aux Français. Et pourtant. C’est évident qu’il ne faut pas mentir, abuser l’autre. Mais je m’en fous des autres, je ne suis pas là pour me comparer à eux. Il y a des moments dans la vie où on regarde dans l’assiette du voisin. Et il y a des stades de la vie où on s’en fout. Je suis rentré depuis pas très longtemps dans une ère où je m’en fous. Les gens font comme ils veulent, comme ils peuvent. Il n’y a pas très longtemps, je donnais encore des leçons : « Moi, je ne ferais pas ça, il faut pas le faire, et si je vois quelqu’un le faire, je lui dirai que… », j’en ai enlevé deux des trois, j’ai gardé juste : « Moi je ne le ferais pas. » C’est une perte de temps d’expliquer à quelqu’un qu’il ne faut pas aller à telle émission, qu’elle n’est pas bien. Vas-y si tu veux, juste je te demande un truc : ne m’oblige pas à y aller.

Par contre ça ne veut pas dire que vous avez renoncé à d’autres formes de révolte et de colère, qui concernent l’intérêt collectif. En mai, vous avez lancé un appel vidéo publié sur Mediapart, critiquant la gestion de la pandémie par le gouvernement français, la privatisation du secteur public… Qu’est-ce qui s’est passé derrière ? Il y a eu des réactions ?
Plein de réactions oui, mais je ne vous dirai pas. Ça ne regarde que moi et les gens qui m’ont téléphoné ou écrit. Entre un appel public et un coup de téléphone privé, il y a une petite différence quand même. J’ai fait un appel public, il a été vu par 20 millions de personne. Moi j’ai vu les gens qui m’arrêtaient dans la rue, l’enthousiasme, tout ça. Ils vont tous me poser la question donc je vais y couper court assez rapidement. Tout le monde m’a téléphoné après pour me demander de venir pour parler de ça. On est chez les zinzins, hein. Je vais quand même pas vous parler en deux minutes d’une chose qui dure vingt minutes, et je vais pas vous expliquer ce que j’ai dit et pourquoi. Je ne donne pas mon avis toutes les quatre secondes. Donc, quand je le donne, si l’avis a un petit fondement et qu’il a été travaillé, ça intéresse, mais après les gens en font ce qu’ils veulent.

Sur l’idée de la taxe Jean Valjean (proposition de taxe exceptionnelle des revenus les plus élevés pour participer à l’effort dans la lutte contre la crise du Covid, ndlr), elle a été soutenue par un certain nombre de députés, de la France insoumise et des communistes…
Pas que.

Comment ça s’est passé ? Est-ce qu’il y a un espoir de retentissement concret ?
Je n’en sais rien. On verra bien. Les gens sont grands, ils font ce qu’ils veulent. Je suis un citoyen, je paye mes impôts, j’ai une pensée – enfin une pensée, une idée – une fois tous les six ou sept mois, je la dis. La majorité a été d’accord, il y en a qui ne sont pas d’accord. Je ne sais pas combien de gens ont liké, je n’ai pas de réseau. Je fais les choses comme ça depuis toujours. Quand j’ai dit que je faisais La Loi du marché, on m’a dit : « Mais t’es dingue Vincent. Un chômeur, un supermarché, mais t’es fou ! » Quand j’ai fait Welcome, on m’a dit : « Mais c’est un jeune qui meurt noyé dans la Manche, en essayant de la traverser. Mais t’es dingue, qui va aller voir ça ? » Ben, 1 300 000 personnes. Je ne fais rien parce qu’il faut le faire, je fais des choses pour bien dormir.

Mais la taxe Jean Valjean, elle n’est pas si éloignée de cette idée de salaire maximum évoquée dans Pater…
Euh, si. La taxe Jean Valjean est une contribution exceptionnelle, donc le mot veut dire une fois, c’est une exception. Il y a vraiment un énorme choc, et il se trouve qu’il serait bon, exceptionnellement, de se relever les manches et de tous donner – ceux qui peuvent. Ça n’a rien à voir avec ériger une loi pour que la différence entre le plus grand et le plus petit salaire dans une entreprise diminue. C’est un souhait, on a envie ou pas que les hommes politiques prennent cette décision. C’est d’un basique ! Parfois les choses les plus simples sont celles qui marquent le plus. J’ai l’impression qu’aux États-Unis, faire de la politique, ou penser politique, c’est extrêmement bien vu. En France, tout de suite c’est un ramdam. Jamais vous n’iriez dire à George Clooney, à Brad Pitt ou à Sean Penn  « reste à ta place ».

PAROLE DE FLIC DE José Pinheiro-FRANCE 1985 AVEC Alain DELON, Vincent LINDON

Vous admirez Delon, qui vous a soutenu à vos débuts. L’homme est surtout critiqué maintenant pour ses sorties médiatiques gênantes… Vous regrettez qu’il n’ait pas plus tourné ces deux dernières décennies ?
Il en est responsable à un tiers parce que je pense qu’il n’est pas curieux. À un moment, il vous arrive aussi un peu ce que vous avez envie qu’il vous arrive. Il faut être « aware », comme dirait Van Damme, mais il y a un tas de metteurs en scène qui ont peur de lui. Je le connais personnellement, il ne fait pas de mal à une mouche, c’est un personnage exquis. Alors oui, il a fait des sorties, notamment sur les homosexuels, qui sont « inentendables », illisibles, inadmissibles… Inadmissibles ! Mais est-ce qu’on ne pourrait pas avoir l’intelligence, quand les gens sont un peu vieux, de dire : « Pfff… » Ce n’est pas comme les gens qui ont fait des choses très graves, jeunes. Attention. Je regrette qu’avant d’avoir dit ces choses inadmissibles, il ne se soit pas colleté avec trois-quatre grands metteurs en scène. C’est pas très compliqué, il n’y a qu’à donner un coup de téléphone : « Allo, c’est Alain Delon. J’ai vu votre film, je meurs d’envie de travailler avec vous… » Tu jettes dix cannes à pêche, ça va mordre trois fois. J’aurais adoré le revoir à l’écran faire sa Vie devant soi (de Moshé Mizrahi, ndlr), comme Simone Signoret faire son Papet, comme Montand (dans Jean de Florette de Claude Berri, ndlr)

Quand je pleure, j’ai l’impression d’avoir appris quelque chose. » 

Vincent Lindon

Par contre, vous ne vous verriez pas jouer très vieux…
Oui, alors c’est compliqué car c’est un problème que Delon n’a pas. Delon, c’est une des trois-quatre plus belles choses que le bon Dieu ait créées sur terre. Dans la vie, ce n’est pas tenable. Ça paraît bête de dire ça, mais il n’est pas cinégénique : il perd 20 % à l’écran. Vous imaginez ? Il entre dans un restaurant, c’est un choc, les gens s’arrêtent de manger. Moi, quand je dis que j’arrêterai peut-être un jour, c’est mon côté bourgeois qui revient. Je ne voudrais pas importuner par ma vieillesse, mon odeur, mon haleine… Je ne veux pas embêter une actrice qui serait obligée de m’embrasser. J’aimerais bien avoir un truc qui mesure mon odeur, ma dureté de peau, et qui me dise : « Vincent ! On arrête ! C’est bon ! » J’aurai passé toute ma vie active à faire quelque chose que je pense faire de mieux en mieux et que je crois aimer de moins en moins. Mais pas entre « moteur » et « coupez », c’est avant « moteur » et après « coupez ». Je m’y retrouve pas tout le temps ou plus beaucoup. Ça n’a rien de poujadiste, je déteste ceux qui disent que c’était mieux avant, je ne suis pas nostalgique du tout. Je suis mélancolique, terriblement mélancolique. J’aime bien pleurer, avoir la larme à l’œil, avoir des effluves qui me remontent. Mais pas dire « c’était mieux avant ». En pleurant, j’ai un sentiment d’épuisement, de fatigue. Je suis vidé. Quand je pleure, j’ai l’impression d’avoir appris quelque chose.

Il y a quand même sur un tournage des petits rituels dont vous ne vous lassez pas ?
Oui, déjà je ne quitte pas le plateau, je suis là toute la journée avec l’équipe. Je me change dans une petite pièce, et si on la partage à quatre, je m’en fous complètement. Mon petit rituel, c’est la cantine, qu’elle soit bonne ou pas. C’est le buffet avec les machinos, tout le monde vient se servir… J’adore ce sentiment incroyable de colonie de vacances : quand on quitte ses parents sur le quai, on pense qu’on part quasiment à la mort ; au début, on se dit : « Pourvu qu’ils viennent me chercher » ; au bout de trois jours, on a complètement oublié, on est fou de la colo, on se fait 140 amis qu’on pense ne jamais quitter tellement on les aime et à la fête de fin de film, ils viennent comme les moniteurs de ski, un peu apprêtés, habillés et tout d’un coup on les perd. On s’aimait sur le plateau. On rentre, on se dit : « Comment je vais faire », et en fait, ce serait comme voir débarquer le moniteur de ski de la colonie à Paris. On se dit : « Hmm, je l’aimais bien dans sa tenue. » Au cinéma, on s’aime bien dans nos tenues, dans nos fonctions et nos places.

Dans cette colonie, le metteur en scène, c’est un copain ou un moniteur ?
Avec le metteur en scène, c’est un rapport amoureux. C’est mon père, mon frère, mon confident. Le metteur en scène qui tourne avec moi, il sait tout de ma vie. Tout ! Si j’ai des soucis d’amour ou financiers, je lui dis tout. On s’offrande, on se donne : fais ce que tu veux de moi. Je suis un grand amoureux du metteur en scène sur un film. Je suis en extase, je l’observe sans arrêt, je peux l’imiter très vite.

Pater 2011 Real Alain Cavalier Vincent Lindon. Collection Christophel © Camera One / Arte France Cinema

Pater avec Alain Cavalier, c’était la quintessence de ça ?
Oui et non, parce qu’on n’était que deux, Alain et moi. C’est nous qui mettions les micros, la lumière… Je le filmais quand il parlait ou c’était lui qui me filmait. Il n’y avait pas d’équipe autour. Je ne l’aimais pas de la même manière qu’un metteur en scène que je vois diriger une équipe. Dans le film, c’était mon père, j’étais son fils. Il était président, j’étais premier ministre. Et c’était Alain Cavalier le metteur en scène face à Vincent Lindon l’acteur. On passait de l’un à l’autre sans arrêt. Il m’a fait une sorte de psychanalyse express en pile un an. On a commencé un 22 février et on a terminé un 22 février.

Finalement, c’est là que vous avez vraiment fait de la politique ?
J’ai eu une schizophrénie à un moment, on s’y croit un peu quand Alain vous dit toute la journée « monsieur le Premier ministre » et qu’on a la décoration… Notamment un soir, je faisais un footing, le soleil se couchait et plein de gens me reconnaissaient et me disaient : « Bravo ! On vous aime ! Bravo monsieur Lindon ! » Je courais et je me souviens m’être dit l’espace de cinq secondes : « Je suis vraiment cool pour un Premier ministre, je n’ai pas de garde du corps… » J’ai eu des dérèglements comme ça sur deux-trois films, comme Rodin qui m’a rendu fou. C’est comme quand on fait du kart, qu’on arrête et qu’on reprend sa bagnole. On conduit comme un imbécile. T’as le gars à côté qui te fait : « Ho, ho ! On n’est plus en kart ! » Ah oui, c’est vrai…

Vous en parlez parfois avec d’autres comédiens ?
Non, j’ai que trois-quatre copains acteurs, je ne suis pas un « acteur à acteur ». Je n’aime pas parler de comment je fais ma cuisine et je me fous complètement de comment les autres font leur plat. Et puis, on n’a jamais le temps. Il peut m’arriver d’avoir une discussion avec un ami comédien mais il faut s’assoir très longtemps dans un café, trois-quatre heures et boire plein de coups. On parle et on passe par la politique, on regarde des vidéos de discours de Camus et puis un extrait de Depardieu… Mais sinon, non. Moi je ne me sens pas « Acteuuuuur ». Je suis un homme et je fais des films. J’aime faire bien mon travail. J’aurais adoré être un bon artisan mais il aurait fallu que je tente d’être le meilleur de la rue. Avoir des bons résultats, c’est ça que j’aime bien.

Et ça vous plaît de faire beaucoup de prises ou des prises très longues ? Aller chercher l’épuisement pour trouver autre chose ?
La méthode Sautet qui vous use, qui ressemble à la méthode Cassavetes ? Non, ça ne me parle pas à mort. Mais c’est comme les histoires d’amour, j’aime la méthode de celui avec qui je tourne au moment où je tourne avec lui. On peut faire un film avec Kubrick et en sortir en disant : « En fait c’est comme ça que j’aime tourner… Au moment où je tiens plus debout, il me prend quelque chose… Schlack ! » Et puis derrière, vous tournez avec quelqu’un qui vous dit au bout de deux prises : « Celle-là, je la trouve miraculeuse », et vous vous dites : « Nooon, en fait, c’est ça que je veux. » Mais si vraiment vous me demandez, non, j’ai plutôt envie de réussir au bout des 3, 4, 5 premières prises. Parfois, certains disent : « Génial, elle est formidable ! Si vous voulez on en refait une comme ça, pour le plaisir… » C’est-à-dire ? Quel plaisir ? Le mec vient de gagner la médaille d’or du 100 mètres et il dit : « Génial, je la remets en jeu tout de suite, je recommence ! » Non, garde-la quatre ans, c’est le principe….

Les salauds 2013 Real Claire Denis Vincent Lindon. Collection Christophel © Alcatraz Films / Wild Bunch

Et Claire Denis, elle est comment sur un plateau ?
C’est quelqu’un de très « macro ». Elle est fascinée par les garçons. Elle peut avoir envie de faire une prise où elle est très, très gros dans votre cou, juste pour voir ça (il effleure son col de chemise, ndlr) et dire : « Oh là là, qu’est-ce que c’est beau… ! » J’adore être filmé par Claire Denis parce qu’elle nous mate à mort. Elle ne le dit peut-être pas avec ces mots-là, mais pour elle, une scène est sexy ou elle n’est pas sexy. Elle peut trouver un défaut, une laideur sexy. Je l’ai entendue souvent dire : « Attends, attends, attends, ne bouge pas… Viens-voir de là où je suis… Regarde comme c’est beau. On va se mettre là… Je voudrais qu’on tourne un tout petit peu de ça… Tu es d’accord ? » Toi, t’es en face : « Bah…oui… »

Et elle aurait pu vous faire tourner High Life ? Vous qui dites souvent que vous n’aimez pas les films où « ça se peut pas » ?
Oui, elle aurait pu me le faire tourner, et je peux tourner sur un fond vert pour tourner quelque chose « qui se peut », mais que nous on ne peut pas faire, par exemple un roulé-boulé dans les gorges du Verdon. Mais elle n’aurait pas pu me le faire voir. Si ça ne se peut pas, ça ne m’intéresse pas. C’est très bizarre. Par exemple, Piège en haute mer avec Steven Seagal, j’y ai repensé toute ma vie. Ils sont tranquilles sur le bateau, il y a un hélicoptère qui se pose avec huit méchants dedans, et il tue 154 personnes. Ça se « peut pas », mais « ça se peut ». Ce que je n’aime pas, c’est les pouvoirs magiques, les araignées, les Batman… Tim Burton, c’est un génie, mais je ne peux pas rentrer dedans, je ne sais pas par quel bout le prendre. Trop de chapeaux pointus, d’effets…

Alors que Rocky et Rambo, « ça se peut » toujours…
Voilà. Stallone, c’est tout. Sa tête, sa voix… D’autant plus que j’ai rencontré des gens qui le connaissaient et je sais qu’il est ultra-cultivé, qu’il s’intéresse à énormément de choses en littérature et en art. C’est, je crois, le seul acteur au monde qui a deux franchises, deux fois « R ». J’ai vu tous les Rambo, tous les Rocky, certains six fois. Le dernier Rambo, ce n’est pas un bon film, mais je n’en suis plus là. Quand j’ai vu le dernier Rocky, c’est la dernière fois que j’ai réagi comme mes parents à l’époque quand on allait voir le dernier « Untel ». Et je ne vais jamais aux avant-premières, je vais au cinéma en salle, comme tout le monde. Là, j’ai appris qu’il y avait une avant-première à Beaugrenelle la veille au soir, j’ai activé tous mes réseaux et je suis allé le voir avec mon fils et ma fille, le pop-corn, le Coca… Ma fille a adoré mais je crois qu’elle a aimé voir son père retourner en enfance. Le film est raté, mais je m’en fous. Stallone, il est open bar.

Une grande saga de boxeur, ça vous aurait plu ?
J’aurais adoré, mais ça n’existe pas en France. Je ne me suis jamais expliqué pourquoi là-bas, ils peuvent parler du Vietnam mais nous on ne peut pas parler de l’Algérie ; pourquoi là-bas dans un film, ils peuvent citer d’autres noms connus, par exemple qu’Harrison Ford dise « tu m’as pris pour Stallone ? », nous on ne peut pas dire ça ; là-bas ils peuvent jouer le président des États-Unis, nous on ne peut pas…

La moustache 2005 Real Emmanuel Carrere Emmanuelle Devos Vincent Lindon. COLLECTION CHRISTOPHEL © Les Films des Tournelles / Nathalie Eno

Pleurer sur un plateau, c’est facile ?
C’est dur. J’y arrive, mais je passe par des stratagèmes. Je me souviens avoir pensé à mon père, il y a quelques années, pour une scène précise, et les pleurs sont venus. Quand c’était terminé, je suis parti à la cantine, il fallait traverser la rue. Un assistant m’accompagnait, je lui dis : « Non mais c’est bon, je la vois la cantine, j’y vais. » J’avais une pensée pas belle sur moi et je ne voulais pas l’avoir avec moi. Un truc de dingue, très profond. Je ne me disais pas « t’es une pute » ou « les acteurs sont des menteurs ». Non, je me disais : « Je viens de me servir de mon père pour donner à béqueter dans une prise à cette personne-là… Mais Vincent, mais t’en es là ! C’est ça ton métier, quel enfer… » Pour me rassurer, je me raccroche à ma deuxième pensée, parce que j’aime bien « être deux » et qu’on discute « tous les deux », voire tous les trois, et on est rarement du même avis. Je me dis alors : « En fait non, parce que si mon père savait qu’en pensant à lui, je suis formidable ou bouleversant dans telle prise et que des gens disent : “Qu’est-ce qu’il est bien dans cette scène…”» On ne peut pas faire plus beau cadeau à son père, puisqu’un père ne vit que pour une chose : pourvu que son fils plaise et qu’on l’aime. Et ça va, je me suis arrangé avec moi-même.

Le premier prix de votre vie, c’est celui que vous avez eu à Cannes en 2015 pour La Loi du marché, et le César dans la foulée. Est-ce que c’est difficile de repartir après ?
Pas du tout. Je n’ai aucun mal à repartir dans rien. Comme pendant mon footing, ce matin, au bout de 4 km, quand j’étais un peu fatigué. Un docteur génial qui me suit m’a dit : « Vous pouvez vous arrêter 100 mètres, 200 mètres et vous redémarrez. » Même redémarrer après un restaurant en altitude où vous avez mangé une fondue, pour moi ce n’est pas difficile, je peux réattaquer dans un slalom immédiatement. J’aime bien redémarrer. Non, ce qui m’empêcherait de dormir, c’est l’idée que je ne veux pas faire un film, me laisser influencer, avoir raison à l’arrivée et me dire : pourquoi je ne me suis pas écouté ! Ça m’est arrivé tellement fort deux fois que ça ne m’arrive plus. Ça ne peut plus m’arriver. Je peux rater mon coup, mais me coucher en me disant « putain je le savais »… Non.

« Je pense que certains metteurs en scène se disent : “Non, trop compliqué, il va me souler.”

Vincent Lindon

Et la dimension physique, athlétique du métier, ça vous plaît ?
Tous les métiers, quand on les fait vraiment bien, sont physiques. Écrivain, c’est physique. À un moment, Victor Hugo n’écrit pas 130 pages par jour pendant 40 ans sans être en bonne condition. Un grand joueur de poker, c’est physique. Et le cinéma, comme je le fais moi, c’est très physique. Je me fais des secousses terribles, des énormes peurs, des mises en abyme effrayantes… C’est quasiment du masochisme.

Il y a des angoisses qu’on gère plus facilement à 60 ans qu’à 25 ?
Oh oui, dire les choses, par exemple, mais les choses belles comme les choses pas bien. Dire tout de suite à un jeune comédien ou une jeune comédienne : « Pfiou, c’était vraiment un plaisir aujourd’hui, je te trouve hyper généreux, qu’est-ce que c’est agréable ! » Avant, c’était : « Non, je vais pas lui dire, il va croire que… » Un copain avait trouvé un stratagème génial pour dire à quelqu’un que c’est un casse-couille. C’est une des choses les plus drôles et les plus intelligentes que j’ai entendues dans ce métier. Un jour, j’étais chiant sur un film, de mauvaise foi, j’essayais de trouver des moyens de ne pas faire ci ou ça. Je m’en prenais de temps en temps à lui. À la fin de journée, chacun rentre chez soi. Le lendemain, j’entends frapper à ma porte à 8 heures du matin. Il entre et il me fait : « Oh putain ! Viens ! » Je m’approche. (Il mime une accolade.) « Qu’est-ce que je suis content de te retrouver» Je lui dis : « Quoi ? » Il me dit : « Il y avait ton frère, Charles Lindon, qui était sur le plateau hier. Écoute, le prends pas mal, niveau jeu il est au top. Juste, c’est un gros, gros con. Il nous a faits chier… Je sais que t’étais pris ailleurs et qu’il a fait un dépannage, mais t’es de retour ce matin, tu peux pas savoir ce que je suis content. » J’ai trouvé absolument géniale cette manière de me dire : « Hier, t’as été nul. » De temps en temps, je le refais.

Dernier amour 2019 Real Benoit Jacquot Vincent Lindon Stacy Martin. Collection Christophel © Les Films du Lendemain / JPG Films / Wild Bunch

Vous écrivez toujours des lettres ?
Beaucoup. Des lettres d’amour, mais d’amour amical. Ou une lettre quand quelque chose ne m’allait pas, pour terminer bien avec quelqu’un que j’aime beaucoup : « Voilà, tu m’as fait beaucoup de chagrin, et je sais que tu t’en es pas rendu compte. » Ou écrire une lettre à quelqu’un qui a perdu un proche. Envoyer un texto, je ne sais même pas comment on fait. J’en ai reçu, et ça m’a choqué. Tu te dis qu’il l’a écrit peut-être aux toilettes ou dans l’ascenseur, alors que moi, j’ai quand même perdu ma mère… Quand on ose, on dit : « Mais pourquoi tu m’as pas téléphoné ? » Ils répondent : « Mais parce que j’ai eu peur de te déranger… » Bah oui : prends les risques, c’est moi qui ai perdu quelqu’un, pas toi. Au pire, il va t’arriver quoi ? Je vais décrocher : « Allo, non mais c’est pas le moment, vraiment, merci… Rappelle-moi plus tard. » Tu vas faire : « Ah merde ! » C’est peu, par rapport à ce qui m’arrive. Et puis, je trouve que c’est beau les lettres. À la main, avec du papier à lettres que je demande à Noël. Il y en a des très beaux, avec une petite bordure bleu marine ou vert foncé ou noire. On met son nom en haut à gauche. Le chic de l’époque, c’était de le barrer. On met le nom pour que tout de suite la personne sache qui lui a envoyée, elle se prépare pour rentrer dans la lettre. Et barrer, parce qu’il y a un côté « dis donc, ça va pas ou quoi ? Barre-toi ! Efface-toi ! », pour pouvoir re-signer à la fin son prénom.

Vous aimez toujours parler aux gens dans la rue ?
Ah bah oui, je peux passer quinze minutes à faire la morale à quelqu’un qui me prend en photo de loin, alors… La seule chose qui me passionne au monde, c’est le contact avec les êtres humains. Plus que tout. Plus que le jeu, que la peinture, le cinéma, la musique, les vacances… Mon truc, ma vie, c’est : est-ce qu’il y a des gens à rencontrer ? Il me faut des gens autour, des trucs qui se passent. Une conversation à écouter, dire à un serveur [qui amène la carte] : « Et l’espadon ? Je vous vois tomber pour l’espadon Ah, je serais vous, je prendrais l’espadon… » Rien que ça, je suis content.

Vous avez beaucoup soutenu En guerre en disant que ce serait un film qui resterait dans vingt ou trente ans. À quoi ça tient, cette conviction sur ce film plutôt qu’un autre ?
Je pense que dans toutes les carrières, il y a des films avant-gardistes qui dénoncent quelque chose d’actuel sur le moment, mais malheureusement qui seront encore actuels dans trente ans. Ils sont parfois trop durs à absorber à la sortie, même si En guerre n’a pas mal marché. Je pense que dans dix ou quinze ans, il y aura des gens qui s’appelleront : « Tu as vu ce film ? Il faut que tu le voies absolument. Vois-le. Je te demande pas grand-chose, je t’ai pas souvent fait chier avec des films, vois-le» On me le fait de temps en temps, récemment un copain de ma fille me dit : « Est-ce que t’as vu Master and Commander ? » J’en ai vu des Peter Weir mais pas celui-là. Je l’ai vu et je l’ai rappelé pour dire merci. J’adore ce « vois-le », très agréable. Et j’ai le sentiment que En guerre c’est ça, mais je ne peux pas vous expliquer pourquoi. Est-ce que je l’ai inventé pour me rassurer et combler le petit vide que ce ne soit pas le grand succès que j’attendais ou est-ce que je suis sincère ? Je ne sais pas.

Welcome 2009 © Nord-Ouest Productions / Studio 37 / France 3 Cinéma / Mars Distribution / Fin Août Productions / Canal+ / CinéCinéma

Et le prochain avec Stéphane Brizé ?
Il est fait, c’était inouï. C’est un mélange de La Loi du marché et de En guerre, mais chez les gens puissants. On est chez ceux qui font des plans de licenciements de 1000 personnes, qui roulent en Mercedes, mangent dans les gros restaurants, qui ont des gros dividendes et qui en veulent toujours plus. Et qui savent à peine qu’il y a des gens qui ne vont pas bien. Mais il y a une prise de conscience évidemment. Tout d’un coup, il y a un jour où tu te lèves, ça peut être un mail, un rendez-vous avec un N+1 ou un N-1, une tête que tu vois et tu te dis : « Ah… J’ai fait ça… »

Vous êtes attaché à l’idée de défi, de vous dépasser sur une scène, faire un truc dont vous ne vous pensiez pas capable ?
C’est drôle que vous me disiez ça, parce que dans le film de Thierry de Peretti à venir, j’ai une scène de trente-neuf minutes, quasiment une mi-temps, où je parle tout seul dans une salle d’audience. Je crois qu’il en a gardé vingt-quatre minutes. Quand tu te lèves, t’as la moitié du cerveau qui te dit : « C’est parti, Pepito. » Là, je me suis fait vraiment très peur. Sinon je ne suis pas un dingue de défi. Je ne vais pas aller demain faire du bobsleigh. Le défi, je ne vais pas le chercher mais s’il est là, je ne le refuse pas.

Il y a toute une génération de cinéastes français qui ont à peu près votre âge, les Audiard, Desplechin, Kechiche… Avec qui vous n’avez jamais fait de film. Vous en avez envie ?
Je pense que certains metteurs en scène se disent « non, trop compliqué, il va me souler ». Ma grosse voix, mon côté « je dis ce que je pense, je n’ai pas de filtre » et ma façon d’être perfectionniste, pour certains ça veut dire « chiant ». Chez les femmes, les mêmes choses, c’est « capricieuse ». Ça les met en danger, parce que certains aiment bien dominer leur petit monde pour faire un film « de… avec… » Mais qu’est-ce qu’ils ratent ! Qu’est-ce que c’est marrant une association avec un acteur, qu’est-ce que c’est bien de se parler le matin en arrivant avec un gobelet de café ! Moi je considère que tous les acteurs sont des metteurs en scène et que tous les metteurs en scène sont des acteurs. Donc voilà, ce n’est pas moi qui ne tourne pas avec eux, c’est eux qui ne tournent pas avec moi. J’ai fait 5 Benoît Jacquot, 3 Claire Denis, 3 Coline Serreau, 5 Stéphane Brizé, 4 Pierre Jolivet, 3 Claude Lelouch, 2 Alain Cavalier… Tu ne te dis pas à un moment : « Ça doit être cool de travailler avec lui ! » Pas du tout. Si j’avais 35 ans et que je disais ça, ce serait comme un appel. Là, j’ai 61 ans, je suis amplement servi, tout va bien. Donc je m’en fous complètement. Il y a des acteurs qui ont raté des metteurs en scène toute une vie. Il a fallu attendre 55 ans pour que Pacino tourne avec Scorsese. Delon n’a jamais tourné avec Sautet, ni Depardieu avec Lelouch… Mais j’ai fait mieux que ça, je ne sais pas comment je suis arrivé là. Il y a trente ans, il y avait des metteurs en scène avec qui il fallait tourner, comme De Broca, aucun ne m’a pris. Il y a vingt ans, il fallait tourner avec Miller, Leconte, Téchiné, Corneau… Aucun non plus. Je ne sais pas comment je fais, j’ai l’impression de tourner entre les pointillés avec des metteurs en scène qui s’appellent « intervalle ». Mais c’est comme le Paris-Dakar, vous savez qu’on n’est pas obligé de prendre la piste ? On peut arriver premier en passant par les sables mouvants.