OVER THE MOON – (L-R) « Bungee the rabbit » and « Fei Fei » (voiced by Cathy Ang). © 2020 Netflix, Inc.

VOYAGE VERS LA LUNE : entretien avec Glen Keane

Son nom ne vous dit sans doute rien et pourtant, Glen Keane est une vraie légende à Hollywood. Ses mains ont ressuscité le « plus grand studio du monde » quand il était au plus bas, avant que Walt Disney n’en fasse un empire. Son coup de crayon a donné vie à certains des personnages les plus emblématiques de votre enfance (de La Petite Sirène au Roi Lion en passant par Aladdin) et il a fini par gagner un Oscar grâce à une passe alley-oop à Kobe Bryant. À près de 60 ans, il signe enfin son premier film « à lui », Voyage vers la Lune (disponible sur Netflix). L’occasion ou jamais de revenir avec lui sur sa carrière, ses années de travail dans le Disney des « Neuf Sages » et le passage au digital.

Vous montrez une Chine mariant « tradition et modernité » suivant la formule consacrée, à l’image du film qui alterne animation 3D et croquisen 2D… C’était une évidence pour vous ?
C’est vrai que la Chine est un endroit où ces deux mondes coexistent en parfaite harmonie. D’un côté, vous avez les petites boutiques de gâteaux (mooncakes) hyper traditionnelles, une entreprise familiale toute petite, et de l’autre un terrain en construction pour faire passer le train le plus rapide au monde qui fonctionne grâce à la conduction magnétique. La Chine ne ressemble pas du tout à ce que j’avais pu imaginer. C’était comme une petite Venice (quartier de Los Angeles, ndlr), mais avec des formes totalement neuves pour moi. Et puis il y a l’importance de la vie en famille, ils font souvent d’énormes repas. C’est pendant un de ces repas, chez notre productrice, qu’on a eu une des grandes idées du film : que l’aventure de Fei Fei commence et se termine par un de ces grands dîners avec les assiettes toujours pleines. À chaque fois que je démarre un nouveau projet, un monde s’ouvre à moi. Pour faire Tarzan, on a passé des mois à voyager dans la savane africaine, où on a étudié les gorilles ; on a même travaillé avec des patineurs et des surfeurs pour pouvoir reproduire leurs mouvements. Vous ne pouvez pas rester dans votre zone de confort. Picasso avait une phrase fabuleuse : « Je suis toujours en train de faire des choses que je ne sais pas faire, de manière à devoir apprendre comment les faire. »

Qu’est-ce que ça change concrètement de passer de l’animation traditionnelle au digital ?
Le processus restera toujours le même. Peu importe que ce soit fait à la main, avec des crayons, à l’ordinateur ou en animation. C’est vrai que pour les artistes, dessiner au crayon reste une forme d’expression essentielle. Je dis souvent qu’il y a une ligne imaginaire qui relie le cœur à la main dans le mouvement du dessin. Je dis souvent que les ordinateurs avec lesquels on travaille sont les crayons les plus chers du monde. Mon crayon, c’est une extension de mon corps, eux c’est pareil avec leurs ordinateurs. Après, c’est vrai que si tu fais confiance aux ordinateurs pour faire les calculs et les modélisations à ta place, s’ils ne te servent qu’à gagner du temps et à trouver des raccourcis, tu ne vas pas aller très loin. Comme dans tout processus artistique, il faut en faire quelque chose de personnel. Animer à l’ordinateur c’est souvent comme aller chez un vendeur de voitures d’occasion : souvent ils n’ont pas ce que tu recherches, mais si tu ne fais pas attention, tu finis par repartir avec l’autre modèle qu’ils essayent de te refiler. Il faut avoir les idées claires.

Comment est-ce que vous travaillez l’émotion ?
Les émotions résident dans les yeux. Le travail sur le regard est fondamental en animation, et c’est un travail qui requiert une étude approfondie. Dans ma jeunesse, je me suis rendu en France pour étudier certains grands artistes, j’ai donné des cours d’anatomie et j’ai suivi plein de cours de sculpture grâce à l’œuvre de Rodin. Les yeux transmettent une variété d’émotions qu’il est impossible de capter d’une autre manière. Au-delà de ça, dans un premier temps on a pensé que ce serait intéressant d’avoir des acteurs qui interpréteraient les scénarios et que les animateurs se basent sur leurs expressions ; mais on en est vite arrivé à la conclusion que ce serait encore plus intéressant si nos propres animateurs interprétaient eux-mêmes les personnages pendant les lectures de scénario. Tout ce qu’on voit dans le film est un reflet direct de leurs émotions.

OVER THE MOON – (L-R) « Chin » (voiced by Robert G. Chiu), « Fei Fei » (voiced by Cathy Ang), « Chang’e » (Voiced by Phillipa Soo), « Jade Rabbit » and « Lunettes ». Cr. NETFLIX © 2020

Comment s’est passé votre arrivée à Disney ? Travailler avec de grands noms comme Frank Thomas ou Ollie Johnston, ça a dû beaucoup vous influencer.
Il n’y a pas une journée de ma vie où je ne pense pas à eux. Je ne les oublierai jamais. J’ai commencé à travailler chez Disney alors que j’avais à peine 21 ans, en 1975. Je me rappelle d’un jour où j’étais très frustré, j’étais absorbé par un dessin qui ne voulait pas venir, un truc impossible, quand est arrivé Ollie Johnston (un des « Neufs Sages de Disney », ndlr), il a regardé ce que j’étais en train de faire par-dessus mon épaule et il a commencé à dessiner en suivant mes esquisses. Et j’ai vu comment il complétait son dessin avec le mien, avec une facilité incroyable. J’ai pu me rendre compte des petites subtilités qui m’auraient sûrement échappé à n’importe quel autre moment. Une autre fois, j’étais en train d’animer la souris Bernard, de Bernard et Bianca. C’était une animation relativement simple : elle nettoyait le sol avec une brosse, mais il était je ne sais pas quelle heure de la nuit, j’étais vide à l’intérieur, j’avais déjà cassé une dizaine de crayons et je ne voyais pas très bien comment j’allais m’en sortir, quand est apparu Eric Larson (un autre des « Neufs Sages de Disney » et le professeur de Brad Bird, Tim Burton et John Lasseter, ndlr) et il m’a dit que la clé de tout, c’était la sincérité. Bernard est un personnage avec beaucoup de confiance et là, pour lui, c’est le geste le plus important au monde…

Vous avez gagné un Oscar pour votre court métrage avec Kobe Bryant (Dear Basketball, ndlr). Ça a été une grande rencontre dans votre vie ?
Je n’avais jamais vu Kobe Bryant de ma vie et je ne suis pas un grand fan de basket, à vrai dire. En revanche, lui était un grand fan d’animation. Il est venu chez moi accompagné de sa fille Gianna et de sa femme Vanessa, et il s’est mis à faire un dessin. On a commencé à discuter un peu de nos vies, Kobe me montrait un peu les ressemblances entre le travail de joueur de basket et celui d’animateur, l’étude du corps humain, par exemple. On est tombé sur un point en commun quand il m’a dit qu’il adorait Beethoven, et qu’avant beaucoup de matchs important, il écoutait la Cinquième Symphonie pour se motiver. Or, pendant la préparation de La Belle et la Bête, j’écoutais aussi Beethoven, la Neuvième Symphonie, pour toute la séquence où la bête se transforme en humain. Ce qui est important dans le dessin comme au basket, ce ne sont pas tant les lignes que tu traces, mais ce que tu ressens. C’est comme ça que Kobe m’a convaincu quand je lui ai dit qu’il avait potentiellement fait appel au pire joueur de basket de l’histoire (rires).

En vérité ça n’a pas été un processus facile. Il s’est ensuite levé et a commencé à rejouer certaines de ses meilleures actions en me disant ce qu’il ressentait et ce qu’il lui passait par la tête dans ces moments, et c’est là que toutes les pièces ont commencé à s’emboîter. Ça a été un vrai privilège de pouvoir être là à ce moment précis… – Propos recueillis par Roberto Morato