WALK UP de Hong Sang-soo

Soumis à la mélodie capricieuse des digicodes d’un petit immeuble coréen, Hong Sang-soo manie avec finesse l’art de l’ellipse dans la clarté d’une journée éternelle.

Un cinéaste (Byung-soo) et sa fille (Jeong-su) rendent visite à une vieille amie (Madame Kim). La rencontre, qui a pour prétexte l’avenir professionnel de la jeune femme, dérive rapidement vers une visite de l’immeuble dont Madame Kim est la propriétaire. L’ascension évoquée par le titre est celle de ce lieu gigogne aux allures de maison dont les espaces intimes sont étrangement délimités en ce sens que la propriétaire peut s’y balader à loisir. D’un point de vue allégorique, c’est comme si Madame Kim détenait les clefs d’un conte aux multiples entrées, et que la visite initiale de l’immeuble permettait de présenter à Byung-soo la topographie des lieux dont il sera le « héros » – à savoir : un espace où l’on peut jouer plusieurs rôles et échapper aux logiques du temps.

Se mettre à table
Comme souvent dans les films de Hong Sang-soo, les personnages se rencontrent attablés. Walk Up ne déroge pas à la règle et offre une longue déclinaison de repas à ses invités. D’un étage à l’autre, les tables à manger sont filmées sensiblement de la même façon, la composition des personnages et leur position variant tel un subtil jeu de chaises musicales.
C’est du rez-de-chaussée au niveau supérieur que le trio initial opère sa première mue, Jeong-su cédant sa place à Sun-hee, une restauratrice qui tient un atypique restaurant intimiste au premier étage de l’immeuble (l’économie réduite des films de Hong Sang-soo est toujours l’occasion de mettre en scène des configurations saugrenues mais séduisantes). Les personnages palabrent, libres et désinvoltes, l’alcool aidant, jusqu’à un point de rupture qui suspend le récit dans un état de gravitation poétique. La bascule survient ici au beau milieu du film, lorsque Byung-soo interpelle Sun-hee : « Vous avez peur ? » Si tout paraissait léger jusque-là, le regard appuyé qui précède la question renforce l’équivoque de la situation et fait basculer les personnages dans un autre registre de paroles. Sun-hee confie en guise de réponse qu’elle assimile l’intégralité de ses pensées à de petits pieds qui s’agitent constamment, ne dissimulant rien d’autre que de la peur. Cette évocation insolite est l’expression-même de la grâce des films du Coréen. La poésie surgit dans la trivialité sans crier gare, souvent au moment où l’on commence à trouver le plan un peu trop fixe ou trop long.

Ascension molle
Si gravir les échelons signifie dans le langage commun prendre du galon, les étages supérieurs semblent à l’inverse pour Byung-soo symboliser le ventre mou de sa vie. S’improvisant le locataire de chacun des appartements que loue Madame Kim, le protagoniste principal joue plusieurs partitions d’une vie aux chronologies brouillées. Quand le repas partagé au premier étage traduisait la rencontre, l’ivresse et l’abondance ; le déjeuner au second étage avec Sun-hee (devenue sa compagne par la magie d’une ellipse temporelle) est à l’inverse d’une frugalité exemplaire. Après la liesse d’une rumeur amoureuse naissante vient déjà l’heure des discussions conjugales las et asynchrones – les éclats de voix ne proviennent désormais plus que d’une conversation houleuse rapidement écourtée pour ne pas perturber la digestion de monsieur. Le glissement des masques s’opère ici tel que le laissait présager la discussion au sous-sol entre Jeong-su et Madame Kim. Est-on davantage soi-même dans l’intimité ou au-dehors de chez soi ? Tantôt séduit et séducteur aux étages inférieurs, soudain irascible à l’étage dans l’intimité du couple, la versatilité de Byung-soo est appuyée par une série d’ellipses rendues invisibles au montage, et qui, tout en donnant un semblant de continuité temporelle, accentue la précipitation d’une morosité ambiante. Toutefois, l’apitoiement que pourraient susciter les questionnements existentiels du protagoniste principal est largement contrebalancé par l’agacement que provoque son attitude geignarde et autocentrée. C’est dans ce mouvement de balancier que nous ballotte le cinéaste, toujours enclin à l’idée de tourner en dérision ses alter egos sans jamais les condamner complètement. Et si l’on était tenté de prendre au sérieux toute cette histoire, le retour au bas de l’immeuble après le dernier épisode du toit-terrasse tend à évaporer la fable qui nous a été contée. Byung-soo, lui-même réalisateur, a-t-il fictionnalisé sa propre vie à l’intérieur du film de Hong Sang-soo ? La scène dans laquelle le personnage est allongé seul sur son lit, un dialogue amoureux fantasmé en off, donne quelques indices du jeu d’histoires à tiroir auquel s’adonnent en miroir les deux cinéastes.