YALDA : la corde ou le pardon

Être invité sur un plateau télé et jouer sa vie, c’est le scénario absolument pas dystopique que Massoud Bakhshi met en scène dans Yalda, la nuit du pardon. Une plongée glaçante dans les coulisses de l’émission la plus regardée d’Iran, sur fond d’explosion des violences faites aux femmes. Enquête. Par Quentin Müller.

Les mains menottées, suivie par deux policières aux regards sévères, Maryam entre dans un grand studio. Ce soir-là, devant des millions de téléspectateurs, en pleine fête de Norouz (le nouvel an persan, ndlr), la jeune femme de 22 ans va tenter d’échapper à la pendaison. Un présentateur, tiré à quatre épingles, s’apprête à la confronter en direct à Mona, sa belle-fille endeuillée par le meurtre de son père, Nasser, 65 ans, que Maryam, dans un élan de désespoir, a tué accidentellement. Condamnée à mort par la justice iranienne pour le meurtre de son époux, la jeune femme doit obtenir le pardon pour être graciée. Ce cocktail glaçant de kitsch, de grand spectacle télévisuel et de voyeurisme plaît en Iran. Dans un scénario calqué sur la réalité de la plus regardée des émissions de télé iraniennes, Honey Moon, autrefois aussi appelée La Joie du pardon, Massoud Bakhshi s’attaque au système judiciaire et à sa législation pénale machiste et parfois obscurantiste.

Œil pour œil
En Iran, dans certains cas, la loi du talion régie par la charia (loi islamique), exigeant la peine de mort, ne s’applique plus dès lors que la famille de la victime accepte de pardonner au condamné à mort. Pour compenser une telle grâce, le prix du sang doit être versé. Une somme souvent colossale pour les condamnés les plus modestes mais dont les plus riches s’acquittent sans sourciller. « Cette loi profite aux couches sociales les plus aisées du pays. Il y a ainsi une inégalité face à la condamnation à mort », analyse Azadeh Kian, professeure franco-iranienne de sociologie politique à l’université de Paris. « Ce sont les autorités judiciaires qui fixent le prix du sang. Il y a plusieurs critères. Tout est très chiffré. Chaque membre du corps de la victime a un prix spécifique. La vie d’une femme vaut moitié moins que celle d’un homme. Par ailleurs, jusqu’en 2003, la vie d’une victime musulmane valait davantage que celle d’un non musulman », poursuit la sociologue, auteure de Femmes et pouvoirs en islam, édité chez Michalon en 2019.

Dans Yalda, Maryam n’a pas les moyens de payer le prix du sang. Issue des 20 % des familles iraniennes vivant sous le seuil de pauvreté, privée d’un père pour subvenir aux besoins de la famille, la jeune condamnée ne peut compter que sur les SMS envoyés par les millions de téléspectateurs. « Tapez 1 : si vous voulez contribuer financièrement au pardon de la condamnée, et 2 si cette dernière mérite la pendaison », résume avec frénésie le présentateur entre deux séquences émotion. « Dans l’émission, les SMS sont un canal par lequel les gens envoient l’argent pour payer le prix du sang. Pour les familles défavorisées qui ne peuvent le payer, le téléspectateur peut sauver la vie du condamné », raconte le réalisateur Massoud Bakhshi. « C’est un peu l’histoire des gladiateurs », tente-t-il de comparer. Pouce vers le haut ou pouce vers le bas, l’Iran entier refait le procès de la condamnée devant sa télévision. Le dossier judiciaire est d’ailleurs largement rouvert avant l’entrée des deux protagonistes sur le plateau. Un peu à la manière de Faites entrer l’accusé, La Joie du pardon diffuse archives photos et vidéos de l’intimité du couple, en passant par l’enquête de police, jusqu’à l’arrestation de Maryam. « Chaque téléspectateur devient juge et c’est un nouveau procès qui se met en place. Toute cette mise en scène est pour la bonne cause : le pardon. C’est comme cela que la production justifie la manière dont est présentée l’émission », précise le réalisateur de Yalda.

« Difficile de savoir si les Iraniens sont pour ou contre la peine de mort »
Malgré les relents glauques du show, quelques subtilités viennent nuancer la teneur de La Joie du pardon. Dans Yalda, comme dans la réalité, le mot « exécution » n’est jamais prononcé à l’antenne, ni même une autre sémantique mortuaire comme « pendaison ». En plateau, comme en coulisse, la production s’affaire et espère le pardon. Le présentateur n’évoque d’ailleurs jamais le pire : le refus de la grâce et donc la mise à mort de la coupable. Si les circonstances du meurtre et l’intégrité de Maryam sont discutées en plateau, son absolution n’apparaît jamais comme une option. Coupable avec préméditation ou pas, la jeune femme doit être pardonnée. « En Iran, on dit qu’il y a une joie dans le pardon. Et cette joie, on ne la trouve jamais dans la vengeance », psalmodie Massoud Bakhshi.

Non sans émotion, il se remémore la première fois qu’il est tombé sur l’émission remise en scène dans Yalda. « C’était le cas d’un jeune homme qui, lors d’une bagarre de rue, avait tué son vis-à-vis. Le père de famille de la victime lui faisait face. Il était censé pardonner au tueur et à la toute fin de l’émission, il a refusé de le faire », scellant ainsi le sort de la star éphémère de La Joie du pardon. L’engouement autour de l’émission pose question sur le maintien de la peine capitale en Iran. Au plus fort de son audimat, La Joie du pardon attirait près de 20 % de la population totale du pays.

Cette passion, Abdolsamad Khorramshahi la connaît bien. L’avocat iranien s’est rendu célèbre en défendant des cas emblématiques de femmes condamnées à mort pour des homicides commis lors de violences conjugales ou de tentatives de viol. Le cas de Reyhaneh Jabbari fait le tour de la planète en 2007. La jeune femme poignarde son violeur présumé et le laisse agoniser. Deux ans plus tard, la justice iranienne la condamne à la pendaison pour meurtre. L’affaire émeut l’Iran entier qui se mobilise auprès de la famille de la victime pour obtenir le pardon. Amnesty International, les Nations unies, l’Union européenne s’en mêlent également. Une pétition mondiale rassemble 20 000 signatures. Le tollé est monstrueux et la pression augmente sur l’entourage de l’homme tué par Reyhaneh. « Ces femmes sont elles-mêmes des victimes. Elles étaient en situation de légitime défense et elles sont pourtant menacées d’exécution… C’est pourquoi, quand je défends ce genre de cas, un immense élan national peut se lever. Ce sont surtout les femmes iraniennes qui montrent un soutien sans faille à ces condamnées car elles se reconnaissent souvent en elles », raconte Abdolsamad Khorramshahi. Malgré la pression de l’opinion, la famille de son présumé agresseur ne pardonnera pas et la jeune Reyhaneh est exécutée le 25 octobre 2014.

« Il est difficile de déterminer si les gens sont pour ou contre la peine de mort. L’Iran est divisé sur la question. Certains sont très attachés à la loi du talion et demandent, malgré tous les efforts pour obtenir le pardon, l’exécution. D’autres familles pardonnent sans demander le prix du sang parce qu’ils considèrent cela comme de l’argent sale, nuance l’avocat star. Quelqu’un de haut placé dans le système judiciaire iranien, m’a dit un jour : “Je t’en supplie, n’accepte pas la défense de n’importe qui, car tous ceux que tu défends deviennent des héros. Choisis bien tes clients.” » Malgré une opinion publique souvent acquise aux condamnés, Amnesty International rapporte que l’Iran reste le deuxième pays au monde, derrière la Chine, à exécuter le plus de peines capitales. En 2019, la justice iranienne en a acté 251. Azadeh Kian y voit une contradiction avec une société moins consensuelle vis-à-vis de la loi du talion. « Depuis quelques années, il y a une prise de conscience de la part de diverses couches sociales de la population. Je pense que la peine capitale est acceptée assez largement pour de vrais meurtriers ou des violeurs. Là où une forme de réticence est née, c’est pour des meurtres motivés par des conditions de vies précaires et des violences sexuelles ou conjugales. C’est autour de ces cas qu’il y a mobilisation et émotion de la société. On constate de plus en plus que des familles d’origines modestes, qui n’ont pas le recul intellectuel à propos de la peine de mort, réfutent elles aussi cette loi du talion pour des questions religieuses. »

Maître Khorramshahi n’a pu sauver nombre de ses clients, malgré la débauche de moyens mis en œuvre pour obtenir le pardon. « La plupart du temps, ce n’est pas moi qui approche les familles des victimes. Ce sont les artistes, les footballeurs, ou des célébrités respectées qui vont les voir. Parfois, on envoie des artistes et ça ne prend pas du tout car la famille du défunt préfère des footballeurs… Quand on se trompe, l’entourage de la victime peut très mal le prendre. C’est du cas par cas et c’est très délicat », témoigne l’avocat. Dans certaines régions rurales iraniennes, comme au Kurdistan ou au Khouzestan, l’homme dit devoir aussi passer par des chefs tribaux ou de villages. Ces derniers agissent comme médiateurs et parfois même comme juges dans la décision finale du pardon. C’est souvent dans ces quartiers défavorisés, ruraux et conservateurs que, chaque année, des femmes tuent leur père ou leur époux suite à des violences familiales. « Les violences faites aux femmes ont beaucoup augmenté ces dernières années », analyse la sociologue Azadeh Kian. Les violences domestiques ou dites « conjugales et familiales » ont en effet bondi d’au moins

20 % par rapport à l’année 2019, rapporte l’agence officielle de presse iranienne. L’IRNA a déclaré qu’en avril 2020, un mois après le confinement partiel imposé en Iran pour lutter contre le COVID-19, les violences domestiques ont même triplé. L’Iran’s Family Protection Agency dit avoir reçu en avril pas moins de 4000 appels de détresse par jour. « Du fait de l’importante crise économique et du chômage, et donc, des difficultés qu’ont les gens à survivre, les violences faites aux femmes se sont inscrites comme une suite logique », ajoute la sociologue.

Fin mai, le meurtre de Romina Achrafi par son père a ému tout le pays. La jeune fille de 14 avait fui le domicile familial pour rejoindre son petit ami qu’elle comptait épouser, contre l’avis de son père. Arrêtée par la police dans sa cavale, Romina est remise au domicile familial. Son père la décapite avec une faucille quelques jours plus tard. Pour ce féminicide, l’homme n’est pas sous le coup de la loi du talion. Dans le code pénal iranien, le « crime d’honneur » commis par un père n’entraîne en effet pas la peine capitale. Selon la charia, un père est « propriétaire » de son enfant avant sa majorité ce qui lui fait encourir quelques années de prison seulement en cas d’infanticide. Mais si c’est la mère qui est coupable du même crime, celle-ci risque en revanche la pendaison. « Le code civil, pénal, du travail… dans tous les domaines, la femme iranienne est perdante au niveau de la loi », avoue Azadeh Kian. Une femme n’a par exemple pas le droit de divorcer sans l’accord du juge et de son mari. L’héritage d’une fille est moitié moins élevé que celui d’un fils. Une femme ne peut prétendre à l’obtention d’un passeport sans l’accord de son tuteur masculin. « Jusqu’en 1996-1997, une mère n’avait même pas le droit de porter plainte contre son mari en cas de violences faites sur son enfant. Il a fallu que de nombreux cas soient exposés sur la place publique et une mobilisation des femmes pour que le parlement vote un amendement. C’est d’ailleurs grâce à ça que la mère de la petite Romina Achrafi a pu porter plainte contre son mari », rapporte la sociologue Azadeh Kian.

Fataneh Abasloo, 34 ans, a vécu dans la peur de nombreuses années. Cette couturière iranienne a longtemps cru qu’elle finirait par mourir sous les coups de son époux. À 15 ans, elle est mariée de force par son père à un villageois de Zanjan de 28 ans. L’homme la bat et se drogue régulièrement. « Je ne me suis jamais plainte car je n’avais pas réalisé que j’en avais le droit. Je pensais qu’il pouvait faire absolument tout ce qu’il voulait de moi. » Une enquête réalisée par la BBC au début des années 2000 montre que 66 % des femmes iraniennes mariées interrogées ont subi au moins une fois des violences conjugales dans leur vie. Parmi elles, 70 % ont pensé à se venger et ont souhaité la mort de leurs époux violents. « J’ai voulu qu’il meure tant de fois dans mes prières. Mais répondre à la violence par la violence n’est pas une bonne chose. C’est ce qui m’a sauvé », confie Fataneh. La jeune femme n’a donc pas eu à passer sur le plateau de La Joie du pardon pour justifier la fin de son calvaire conjugal et tenter d’obtenir le pardon de sa belle-famille. Après plus d’un an et demi de combat judiciaire pour prouver les violences conjugales devant le juge, elle finit par obtenir le divorce. Elle vit aujourd’hui loin de son ex-mari.