Zahia Dehar et Rebecca Zlotowski : « N’importe qui peut être une bimbo »

En 2019, Rebecca Zlotowski sortait Une Fille facile, réflexion hédoniste sur la liberté sexuelle et l’attrait de l’argent, starring Zahia Dehar, ancienne escort impliquée en 2010 dans un scandale judiciaire très médiatisé. Aussi attendu que critiqué, le film, qui raconte la rencontre estivale entre deux cousines cannoises et des hommes d’affaires, a laissé une empreinte particulière dans la mémoire des cinéphiles. Quatre ans après, la cinéaste et son actrice parlent transgression, robes légères et femmes puissantes.

Diriez-vous que le terme « bimbo » définit bien le personnage de Zahia dans le film ?
Rebecca Zlotowski : Je dirais plutôt « cagole » ou « michetonneuse ». Bimbo serait un terme générique qui inclut un imaginaire américain, qui est lié à ce que toi, Zahia, représente dans le film, mais aussi à la sortie du film aux États-Unis, où il a été hyper bien reçu. Comment tu réagis, toi, quand on te dit « bimbo » ? Tu es à l’aise avec ce mot ou c’est un défaut d’imagination de te caractériser comme ça ?
Zahia Dehar : Dès qu’une femme essaie de s’épanouir personnellement, on essaie de la réduire, en mettant des mots qui effrayent. N’importe qui peut être une bimbo; une architecte ou une ingénieure peut avoir envie d’aller à moitié nue dans les bars et de s’éclater… mais si elle le fait, on viendra l’effrayer avec des mots comme « traînée », « bimbo » ou « une fille facile ». On ne devrait pas avoir des termes aussi réducteurs pour designer nos choix personnels, car on est toutes des bimbos à un moment dans notre vie !
R.Z. : J’aimerais bien ! (rires) Je pense que les lignes sont en train de bouger, la preuve avec le cadre de cet entretien ou le fait qu’une réalisatrice comme Greta Gerwig reprenne l’archétype de la Barbie, avec recul et humour. Je pense qu’avant c’était un substantif et ça devient un adjectif. La bimbo, avant, on l’essentialisait. J’adore ce que tu dis Zahia : il y a « des moments bimbo » dans notre vie.
Z.D. : Peut-être que tu as tes moments bimbo sans le savoir !
R.Z. : Grâce à toi peut-être… De toute façon, j’ai fait ce film car j’étais fascinée par toi, j’étais admirative, et ça n’a pas cessé. Il y avait une forme de rapport totalement décomplexé à ton corps, qui est aussi spectaculaire qu’on sait, et plutôt que d’en faire un élément à cacher, il y avait cette transgression très forte chez toi de l’assumer au grand jour. Après qu’il a été assumé contre ta volonté, tu l’as pris en liberté (elle fait référence à la façon dont l’identité de Zahia Dehar a été révélée après qu’elle a reconnu dans le cadre d’une enquête avoir eu des rapports sexuels tarifés avec les footballeurs Franck Ribéry
et Karim Benzema en 2010, ndlr).
Et c’est ça qui a forcé mon respect et m’a inspiré un film entier, ça m’a décomplexée sur la question du plaisir et du corps.

© Julian Torres

Au moment de la sortie du film, vous aviez dit qu’« une fille facile, c’était une femme puissante ». Vous en pensez quoi aujourd’hui ?
R.Z. : Quand je dis femme puissante, c’est pour dire femme autonome. Il y a quatre ans, c’était un mot qui n’était pas autant à la mode qu’aujourd’hui et tant mieux, cela veut dire qu’il a triomphé ! Zahia et moi, on a construit ce film-là ensemble, en partenariat, pour créer ce personnage autonome. Même si elle chute à la fin du film pour l’autonomie et la liberté qu’elle a eue, je crois que les gens semblent avoir compris le message, mais est-ce que l’on évolue vraiment ? Les femmes dans leur vie privée ne sont toujours pas aussi libres que les hommes. Les mots comme « fille facile » ont été inventés pour terrifier les femmes et si nous on ne change pas le sens de ces mots, on restera toujours soumises aux hommes.

Il faut retourner ce type d’étiquettes ?
R.Z. : C’est marrant parce que j’utilise avec mes amies le terme « mimbo », pour désigner un mec bimbo. Un homme qui aurait besoin de se fondre dans le désir de tous, avec une séduction immédiate, initiale, et ne jouant que là-dessus… Donc le terme « bimbo», ça ne me dérange pas qu’il existe, à partir du moment où on est tous à égalité.
Z.D. : Il y a beaucoup d’hommes qui font ça, mais ils ne portent pas d’étiquettes, ils ne sont pas effrayés par le jugement des femmes. Moi, quand je t’ai rencontrée Rebecca, j’ai senti que tu ne pouvais avoir que de la bienveillance envers moi, sans me juger sur mon passé, et tu as apporté de la compassion au personnage de Sofia.
R.Z. : Quand on fait un film, il y a toujours un désir de prédication dedans, on a envie de prêcher son idée de la vérité, son idée de la beauté, et avec Zahia j’ai trouvé gratifiant d’apporter au public un personnage qu’il croit connaître, mais qu’il n’a pas encore « vu ». Toi, Zahia, les gens te parlent encore du film ?
Z.D. : Oui, je reçois toujours des messages de gens du monde entier ! Et c’est intéressant de recevoir des messages de gens qui ne sont pas français, qui ne m’ont connue qu’à travers le film sur Netflix, et qui sont tombés amoureux du personnage de Sofia. Cela prouve que le message de Rebecca a été bien compris.

Ce type de personnage de michetonneuse est rarement humanisé de cette façon…
Z.D. : Oui, parce qu’on ne le veut pas.
R.Z. : Il y a un autre modèle de femme qui mélange sexualité et matérialisme, ce serait la femme fatale, la femme des années 40 dans le cinéma noir, où il y a de la vénalité manipulatrice. Je ne pense pas être la première à montrer une femme matérialiste dans son humanité, mais mon but était de la montrer dans sa candeur. Et dans son rapport au plaisir ! C’était là peut-être l’aspect transgressif et inattendu : que dans le michetonnage du plaisir puisse exister, et c’est ce que j’ai ressenti en discutant avec toi Zahia, que ce plaisir était réel, consenti, et même brandi. Et je crois que c’est ça que l’on t’a fait payer très fort.

© Julian Torres

Sofia se sert de son corps pour être une transfuge de classe, elle intègre un groupe de personnes riches dont elle se fait finalement exclure. C’est quelque chose qui faisait écho à votre vie, Zahia ?
Z.D. : Je pense que oui, j’ai commencé ma vie de femme, d’adulte avec cette grosse étiquette (celle de la prostitution, ndlr), et ce qui est effrayant, c’est la barbarie, la discrimination de la société envers cette catégorie de femmes, on vous interdit même d’exister en tant qu’être humain ! Sofia est vraiment exclue par le milieu des privilégiés, moi c’est par tout le monde que je l’ai été : j’ai vraiment la sensation que l’on abat ce genre de femmes.
R.Z. : Je crois que c’est l’expérience qui nous réunit le plus les uns les autres, la sensation de vouloir appartenir à un groupe qui nous exclut. C’est la structure de tous les westerns par exemple : soit
un étranger arrive en ville, soit il quitte la ville.
Z.D. : Moi j’ai toujours été fascinée par le fait d’appartenir à un groupe ! Mais même avant le scandale, je n’avais jamais réussi à appartenir à un groupe, alors que j’en ai toujours eu l’envie.
R.Z. : T’es entrée dans ma bande Zahia !
Z.D. : (rires) Le moment du tournage était très agréable, je ne me suis jamais sentie aussi à l’aise que dans ce groupe-là. Et je n’ai pas pu retrouver ça…
R.Z. : C’était un tournage très cool ! Tu te rappelles du bain de minuit ? Je me souviens que tu avais enlevé ta robe, qui était tellement fine qu’elle tenait sous un paquet de cigarettes ! Pour éviter qu’elle ne s’envole juste avant d’aller te baigner, tu avais posé ton paquet de Vogue dessus…

Le personnage de Sofia n’est jamais réifié, on peut mettre ça sur le compte du female gaze ?
R.Z. : Je ne sais pas si c’est lié à mon regard de femme, mais c’est lié à mon regard à moi et il se trouve que je suis une femme. Quand je fais un pano sur le corps de Zahia ou quand je la filme au karaoké, je pense que je ne m’exonère pas d’un certain regard patriarcal sur nos corps, mais en même temps le film l’inclut. Virginie Despentes dit : « male gaze, female gaze, je sais pas, mais love gaze oui ! » Je crois à un regard de cinéaste loyal. Si je choisis de filmer un perso comme celui que tu incarnes, il faut le faire en cherchant à casser quelques archétypes.
Z.D. : Tu n’as pas joué sur les clichés, souvent le piège est de prendre des acteurs arabes pour que le sujet soit « les Arabes ». Ici, c’est comme si l’origine du personnage n’avait pas son importance.
R.Z. : Je pense que dans l’opprobre dont tu as été victime, le fait que tu sois arabe a été un agent supplémentaire pour t’attaquer.

Et il y a une volonté de faire du personnage de Sofia quelqu’un de complexe, de ne pas tomber dans la dichotomie beauté/intelligence…
Z.D. : Comment les choix d’une femme quant à sa sexualité pourraient impacter son intelligence ? Il y a plein d’hommes qui sont des tombeurs et on ne leur enlève pas leur intelligence pour autant.
R.Z. : Il y a un désir d’attaquer le féminin quand il est total. Une femme a le droit comme moi d’être une surdiplômée, mais il lui faut oublier son corps, et inversement si tu as ce corps spectaculaire comme toi, qui a le pouvoir de faire tourner les têtes, il ne faudrait pas que ça aille plus loin. L’idée que le pouvoir soit total, que l’on soit en pleine maîtrise de son corps et de son esprit, c’est une chose qui est encore très transgressive. Le travail qui consiste à s’épiler, se maquiller, se coiffer, il est fait par toutes les femmes quand elles veulent rester, comme dit Virginie Despentes, « sur le marché de la baise ». À partir du moment où l’on travaille son corps et que ça devient visible, ça devient une transgression car cela devrait être fait dans le secret, dans le gynécée, pour le plaisir des hommes. Dès que c’est posé sur la table, ça devient dévalué.

Est-ce que ça n’est pas transgressif aussi de transposer ce stéréotype populaire de la bimbo dans le cinéma d’auteur qui est le vôtre ?
Z.D. : Au contraire, pour moi il n’y avait que le cinéma d’auteur qui pouvait le traiter aussi bien, car le sujet est complexe. Je n’imagine pas un cinéma plus populaire traiter un sujet aussi subtil. Jusqu’à présent c’est toujours difficile pour les femmes de s’assumer, ça ne doit donc pas être traité avec vulgarité.
R.Z. : J’ai senti beaucoup d’amour pour le film, il a été reçu facilement. Il y a eu des résistances sur l’actrice, mais pas sur le sujet. On m’a mise en garde sur Zahia, non seulement sur le fait que tu étais estampillée comme on sait, mais aussi sur le fait que tu ne sois pas actrice, que ce soit ton premier rôle ; mais j’ai balayé ces réticences-là. À Cannes, la présence de ce personnage a érotisé, réveillé un certain cinéma d’auteur ; le mien en tout cas. Et le fait que je sois une femme qui la filme a donné des gages : c’était ma manière d’être un peu victorieuse de ce moment politique où l’on ne cessait de parler de mon sexe. Un homme aurait pu faire ce film avec autant de qualités mais il aurait plus galéré !

Zahia, après Une Fille facile, vous avez continué à tourner ?
Z.D. :
Oui, j’ai joué pour Josée Dayan dans la série Capitaine Marleau !
R.Z. : C’est pas vrai ? J’étais sûre que Josée Dayan ferait partie de celles qui auraient l’imaginaire pour te faire tourner, ça ne me surprend pas du tout !
Z.D. : J’aimerais beaucoup continuer mais il y a toujours cette étiquette que j’ai. Si un homme interprète un rôle qui est proche de lui, on va l’applaudir, alors qu’une femme, on va remettre ses compétences et son travail en doute. Si une actrice joue un personnage qui se rapproche de la bimbo, on va lui enlever sa capacité…
R.Z. : …de proposition.
Z.D. : Je pensais que des gens se rendraient compte que j’avais un vrai process de création, un travail qui était fourni, mais j’ai l’impression que les gens du milieu ne le voient pas…
R.Z. : Après le film, j’avais hâte de savoir qui étaient les gens qui allaient investir un imaginaire avec toi. Car j’ai vu quelque chose que tout le monde a vu, c’est ton potentiel comique ! Il y a vraiment un endroit de comédie que tu peux investir, un endroit de légèreté, et je pensais à François Ozon, ou Yann Gonzalez. S’ils lisent cet entretien, je les encourage à écrire des scénarios pour investir ton personnage !
Z.D. : J’adorerais !

L’entretien est à retrouver dans Sofilm n°98.