Anna Apter : « Avec l’IA, on prend tous conscience d’être remplaçables »

Une inquiétante étrangeté se dégage de Imagine. Réalisé par Anna Apter, le court-métrage primé au dernier Nikon Film Festival brosse le portrait d’une génération désenchanté « dans un monde où tout est faux ». Celle d’Instagram et de ses filtres artificiels. Quoi de plus évident que de générer ces images terrifiantes avec l’aide d’une IA

Comment avez-vous eu l’idée d’impliquer une IA dans votre processus créatif ? 

Le projet est né l’an dernier, au moment où je découvrais Midjourney. Le débat sur l’IA se polarisait déjà à l’époque : il y avait d’un côté les prophètes de malheur et de l’autre, les partisans d’une innovation technologique révolutionnaire. Les plus radicaux prédisaient qu’on ne pourrait plus distinguer le vrai du faux. Or les réseaux sociaux ont déjà brouillé la frontière entre les deux depuis longtemps. Ça m’a donné l’envie de parler de solitude numérique et de nos existences artificielles. Je me suis dit que la meilleure façon de procéder, c’était de me retrouver seule face à une IA. Je voulais comprendre son utilité, son apport créatif et sa pertinence au regard de mon sujet.

Comment s’est passé la collaboration avec Midjourney ?

La version que j’ai utilisée n’était pas aussi performante que celle dont on dispose aujourd’hui. J’ai d’abord généré énormément d’images à partir de descriptions très précises : les caractéristiques physiques de l’enfant, le décor de sa chambre, l’heure, la région du monde, la saison, les cadrages, etc. Ensuite, j’ai retouché ces images fixes sur Photoshop en ajoutant certains détails, comme une peinture de mon chien au mur. Je les ai animées à l’aide d’applications gratuites qu’on utilise d’habitude pour faire des vidéos à destination des réseaux sociaux. J’ai aussi réalisé une partie des animations toute seule (les flammes des bougies, les oiseaux, etc.) Il n’y avait plus qu’à mettre tout ça bout à bout et enregistrer la voix off. Ma mise en scène aurait été la même si j’avais eu une équipe ou du budget à ma disposition. Mais je ne voulais pas utiliser cet outil pour remplacer des gens avec qui j’aurais pu travailler.

Vous avez donc fait à votre tour l’expérience d’une profonde solitude ?

Le fond collait à la forme, oui. On a beaucoup critiqué ma façon de procéder. J’ai conscience que l’IA représente un danger pour un grand nombre de corps de métier. Mais elle n’est pas près de disparaître et il faut donc savoir ce qu’on va en faire. Chacun dans son domaine doit s’interroger sur ces outils pour savoir les appréhender, les maîtriser et, au final, éviter d’être remplacé (sans jouer au devin, ça ne va sûrement pas arriver demain). Si la machine connaît mon travail, à quoi je sers ? Avec l’IA, on prend tous conscience d’être remplaçables.

L’IA vous a donné davantage de liberté qu’une production classique ?

Si j’avais été épaulée, il aurait fallu procéder à un casting avec plein d’enfants, faire intervenir différents techniciens, etc. J’aurais obtenu le même film en allant tourner aux quatre coins du monde. Mais la forme aurait été moins pertinente. L’IA n’a pas pour autant dicté des intentions de mise en scène. Elle m’a servi à mettre en images ce que j’avais en tête : des enfants tristes qui regardent la caméra de manière étrange dans une atmosphère un peu déprimante.

On voit aussi l’IA servir à réimaginer des films si ils avaient été réalisés par d’autre réalisateurs que le leur…

L’IA peut recopier grossièrement le style d’un artiste : Harry Potter vu par Wes Anderson, etc. Mais, pour autant, ça ne reste que de la copie. Je pense que l’IA ouvre le champ des possibles. Il faut s’en servir comme d’un outil créatif qui fait gagner du temps. On n’a plus besoin d’un budget faramineux pour débrider notre créativité. Comme un cerveau humain, elle se nourrit de tout ce qui « l’inspire » et le réinjecte dans les images qu’elle génère. Pour ma part, j’ai veillé dès le début à ne pas reproduire un style préexistant, tout en sachant que l’IA analyse des œuvres sans l’autorisation des artistes. À aucun moment il n’a été question qu’elle dicte mon propos.

Votre film est le premier du genre à être primé dans un festival en France. Quel accueil avez-vous reçu ?

Le film a soulevé pas mal de questions. On a trouvé mon utilisation de l’IA pertinente, mais perturbante. J’ai aussi eu droit à des critiques négatives sur Twitter où les internautes se contentaient de lire les titres des articles du genre : « Le Nikon récompense un film entièrement fait avec une IA ». Je comprends les réactions épidermiques dans ce cas : « C’est injuste pour les humains qui ont fait des films », etc. Or mon film n’a pas été entièrement réalisé par une IA ! Le problème derrière tout ça, c’est qu’on refuse encore massivement son utilisation dans les processus artistiques. Rejeter l’IA en bloc revient à préférer un papier et un crayon à un ordinateur. C’est absurde ! Qui n’utilise pas aujourd’hui Photoshop, After Effects ou Premiere Pro ?! En revanche, je suis totalement d’accord avec les réacs quand il s’agit de plaider en faveur d’une législation.

Les syndicats d’acteurs et de studios hollywoodiens ont uni leurs forces pour réclamer aux studios des garanties face à l’explosion de l’IA… 

L’IA permettra très certainement d’améliorer les conditions de travail
à l’avenir ou de réduire les coûts de production. On pourra lui déléguer des tâches fastidieuses par exemple. Dans le cas de Hollywood, la grève vise surtout les plateformes où la place de l’auteur n’est pas reconnue à sa juste valeur. Les épisodes d’une série peuvent être vus des millions de fois en streaming, leurs scénaristes restent payés à l’heure. Si Hollywood brandit la menace d’écrire des scénarios avec ChatGPT, on n’a pas trop de souci à se faire. Ou alors on aura des films de moins en moins bien écrits. L’utilisation de l’IA doit malgré tout être régulée, d’autant plus quand elle permet de reproduire la voix ou le visage d’un acteur.

Vous seriez prête à retravailler avec une IA ?

Bien sûr, mais je n’ai pas envie d’en faire ma spécialité, ni de me passer d’une équipe. Si j’étais amenée à retravailler de la même manière, je veillerais surtout à sa pertinence par rapport à mon sujet. Je l’ai utilisée cette année pour réaliser avec Ana Girardot le teaser du festival Nouvelles Vagues de Biarritz. On a imaginé une jeune fille à vélo, qui aperçoit des personnages en IA sur son chemin. On les a intégrés dans des prises de vue réelles. Ces « apparitions » incarnent la fiction, les souvenirs qu’elle a des films qui l’ont marquée, qui l’accompagnent au quotidien, et qui lui permettront de créer et raconter de nouvelles histoires.

Le court-métrage /Imagine est disponible sur la chaîne Youtube du Nikon Film Festival.

L’entretien est à retrouver dans le dossier « IA, la guerre des mondes » / Sofilm n°99, en kiosque.