Ultra reve Ultra pulpe 2018 Real Bertrand Mandico Lola Creton Pauline Jacquard Pauline Lorilland Elina Lowensohn Vimala Pons Nathalie Richard Jean Le Scouarnec. Collection Christophel © Ecce films / UFO Distribution

IA et cinéma : devra-t-on breveter le style des cinéastes ?

Probable !… Aide à l’image, à l’écriture, acteurs digitaux et éternels… autant d’outils que l’industrie du cinéma de demain pourrait bientôt utiliser comme une simple caméra. Mais qu’en pensent les cinéastes, à l’heure où Hollywood tremble sous la menace d’un avenir vendu aux intelligences artificielles ? Éléments de réponses avec Ben Wheatley, William Laboury, Bertrand Mandico et Thierry de Peretti.

Ben Wheatley • Révélé par le thriller Kill List en 2011, a notamment signé In the Earth (2021), vision terrifiante d’un futur proche où l’humanité cherche un vaccin contre un nouveau virus.
William Laboury • Interroge l’image et son devenir dans des courts-métrages à la lisière de l’expérimental.
Bertrand Mandico Explore des univers parallèles à la croisée des genres. Son nouvel opus, Conann, sort le 29 novembre au cinéma.
Thierry de Peretti A signé Enquête sur un scandale d’État (2022). Il a utilisé une IA pour son prochain film.

AFTER BLUE (PARADIS SALE), Bertrand Mandico (2022) © Ecce Films – UFO Distribution

Quels horizons créatifs ouvre l’IA, tant dans les films que dans les séries ?
Bertrand Mandico :
J’aime me perdre dans les créations visuelles de Midjourney. C’est comme un imagier, aussi attractif que repoussant, il me motive à aller chercher mes idées toujours plus loin, derrière l’arc-en-ciel artificiel. Je l’utiliserai pour piller ce qui sera fabriqué par les pilleurs, pour le cuisiner à ma sauce. Et tester la singularité d’une idée qui n’entre pas dans les cases IA.
William Laboury : J’observe pour l’instant une sorte d’euphorie ambiante : tout le monde peut créer des images grâce à Midjourney. L’IA va s’intégrer naturellement dans le processus créatif, comme on admet de modifier des couleurs grâce à l’étalonnage. David Lynch y a eu recours pour convertir Inland Empire en 4K. L’image a été tellement agrandie que 96 % des pixels dans l’image étaient générés par une IA. À l’arrivée, il ne reste plus grand- chose de l’œuvre d’origine. Ça pose des questions très vastes : comment l’IA décide-t-elle de créer un pixel de peau ? Quelle couleur va-t-elle lui donner ? On peut envisager la création d’un label attribué aux films « garantis sans IA », mais je n’y crois pas beaucoup. Les images vont quitter le champ de la vérité pour devenir impressionnistes. Et rien ni personne ne sera capable de les endiguer.
Ben Wheatley : J’utilise déjà Midjourney. Jusqu’à présent, si je pitchais un film, je devais faire un moodboard en piochant dans Google Images. Maintenant je peux créer un moodboard moi-même, en étant plus spécifique. Je génère ma propre imagerie. C’est un début, que je peux ensuite confier à des gens en charge du rendu final. À ce stade, je ne pense pas que les IA remplacent quoi que ce soit. Elles accélèrent juste le processus.
W.L. : Quand on me parle d’IA, je pense souvent à Poltergeist. La petite fille un peu diabolique devant son écran de télé avec de la neige, c’est Midjourney qui cherche l’image dans un nuage de bruit. Les images générées par l’IA m’inspirent un profond sentiment de dégoût et de solitude. Quand je regarde ça, j’ai l’impression de me retrouver tout seul dans un grand couloir à feuilleter une imitation de revue de mode avec des images complètement vides, sans intention ni substance.
B.W. : Une imitation de revue de mode avec des images complètement vides ? Mais ça existe déjà… J’ai vu plein de films comme ça. Ça s’appelait comment, Paris je t’aime ? C’était déjà comme ça. Ou ce que fait Luc Besson. Beaucoup de cinéma vient de la publicité, aussi. De nombreux films ressemblent à des pubs de parfum…
W.L. : Le pur cauchemar, c’est de se retrouver à filmer des images inspirées de celles générées par l’IA, et que nos images à leur tour servent à nourrir l’IA. C’est une boucle de l’enfer. Le découpage d’un film doit s’accorder à notre regard sur le monde. C’est à la fois très intime et politique. Si on laisse les IA investir ce champ du langage cinématographique, elles vont l’aplatir.

AFTER BLUE (PARADIS SALE), Bertrand Mandico (2022) © Ecce Films – UFO Distribution

Quel impact les IA peuvent-elles avoir sur l’écriture de scénarios ?
W.L. : Quand je demande à ChatGPT ce qui pourrait se passer dans telle ou telle scène que j’écris, il me fournit une synthèse brillante de tout ce qui a été fait jusqu’ici dans ce type de scène. Pour l’instant, en termes d’écriture, l’IA c’est tout ou rien : elle peut écrire parfaitement selon des règles, ou s’en affranchir totalement et faire n’importe quoi. Malheureusement pour elle, les bons scénarios sont souvent entre les deux. Notre vécu quotidien nous donne un énorme avantage sur les IA pour raconter des histoires humaines. Elles risquent de ne pas avoir le niveau pour coécrire avec nous. Au stade de l’écriture, on pourrait imaginer une IA avec la personnalité de Charlie Kaufman, ou bien faire dialoguer deux personnages par IA, comme des Furby.
B.W. : Actuellement, tu ne peux même pas écrire quelque chose de censé avec l’IA. Ou il faudrait à chaque fois demander des choses comme : plus concis, plus drôle, etc. Pourquoi t’embêter avec tout ça ? Cela ne rend pas l’écriture plus facile, à mon sens. Un ami s’en est servi comme d’un moteur de recherche. Il s’intéresse aux adaptations de Shakespeare. L’IA lui a demandé s’il avait vu un film, a raconté des anecdotes de tournage, etc. Mon pote a tout vérifié et ce n’était qu’un tissu de mensonges. Il l’a dit à l’IA. Qui s’en foutait. Ce n’est pas humain. Ce truc s’en fout. Cela a la forme de l’intelligence, mais ce n’est pas intelligent non plus.
W.L. : J’ai l’impression que le nouveau blockbuster d’auteur US se met à ressembler à ce que pourrait faire une IA. Faites des captures d’écran du film Nope : on dirait qu’elles ont été créées sur Midjourney. Le film est rempli d’images random à première vue, mais dont on peut tirer une analyse assez carrée. Je pense qu’une IA serait capable d’écrire un tel film. Mais prenons la chaussure de ballerine en lévitation au début du film : je ne sais pas ce que ça veut dire mais ça me fait peur. Pourquoi ? Parce que j’ai foi dans le fait que cette image vient des cauchemars de Jordan Peele. La même image dans un film écrit par une IA ? Je sors de la salle. Parler avec une IA pendant l’écriture, c’est comme demander conseil à un pote qui a vu tous les films au monde, mais qui est incapable de me dire quel est son film préféré. L’IA est très généraliste pour l’instant, elle remplit très bien la case « connaissance » mais elle n’a rien dans la case « personnalité ». Le problème actuel des IA, c’est qu’elles aiment tout : Frida Kahlo, la sauce barbecue, Tarkovski ? L’IA les traite sur un pied d’égalité. Il faut des IA qui n’aiment pas, qui envoient bouler, qui trouvent que c’est de la merde. Là, elles commenceront à avoir un intérêt artistique. Il deviendra possible de collaborer avec elles. Mais on va vite se rendre compte qu’on perd un truc énorme sans l’étape de la fabrication.
B.W. : Enfin, vous faites des films avec quoi ?! Du bois et des cailloux ? Personnellement, je préfère faciliter le processus de création. C’est déjà assez dur comme ça, putain ! Et puis il semblerait que vous n’ayez jamais essayé de demander à une IA de montrer un personnage assis dans un café plutôt qu’à l’extérieur. Ça, c’est de la vraie frustration ! L’autre jour, j’ai demandé à Midjourney de me montrer « un homme assis dans un café délabré, buvant un café ». L’IA insistait pour que le personnage soit assis en terrasse ! Elle ne voulait pas qu’il soit dedans ! Qu’est-ce qu’il y a de si compliqué ? C’est comme travailler avec un collaborateur très talentueux mais très obstiné, qui sort plein d’idées folles ou débiles. Parfois, ça marche. Comme par magie. Parfois, c’est un désastre. En fait, plus tu compliques ta requête, moins tu en tires quelque chose de satisfaisant. Pareil pour ChatGPT. Plus elle s’éloigne de la requête originelle, moins c’est bon. On dirait qu’elle écrit, mais elle ne fait que taper. Si tu lis juste une phrase, tu peux te demander si c’est écrit par une machine ou un humain. Avec un paragraphe, tu t’en rends plus compte. C’est comme un acteur qui improvise. Sa première impro sera bonne, car proche du scénario. La deuxième sera moitié moins bonne et ainsi de suite.

Toutefois, un générateur d’images comme Midjourney ouvre la création à un plus large public…
W.L. : L’IA nous débarrasse de certaines contraintes budgétaires. Très souvent, un réalisateur filme ce qu’il a sous la main : des humains dans des lieux physiquement accessibles. L’IA fait sauter ce verrou. Avant, il fallait beaucoup d’argent pour raconter une histoire du point de vue d’un animal, d’une plante ou d’un minéral. Aujourd’hui, on peut filmer un chien et le transformer en créature extraterrestre immédiatement. Ça va forcément changer les représentations. D’un autre côté, l’IA peut être hyper dangereuse si un cinéaste l’utilise pour visualiser ce qu’il a dans la tête, particulièrement au stade de l’écriture. On est très influençable pendant la préparation d’un projet. L’intelligence artificielle peut modeler nos envies à ce moment-là de manière à conformer notre désir à la création d’une IA.
T.d.P. : Je suis en préparation de mon prochain film (une adaptation de À son image, le dernier roman de Jérôme Ferrari, ndlr) et j’utilise déjà l’IA pour des raisons très pratiques, triviales, mais avant tout économiques. Ce n’est plus possible d’avoir une photo reconnaissable ou une lithographie dans l’appartement d’un personnage. Les droits à payer sont devenus inabordables. Deux jours avant la présentation d’Une vie violente à Cannes, on s’est rendu compte que la litho d’une toile de Matisse dans le premier plan n’avait pas été déclarée. C’était 30 000 euros à payer. On ne les avait pas et tout le monde me suggérait de couper le plan. Heureusement, on a réussi, en VFX, à enlever ce tableau et on ne voit plus que la trace d’un tableau dans le plan. Je ne suis bien sûr pas contre l’idée de payer des droits, mais il y a une disproportion entre l’utilisation d’un élément et ce que cela peut coûter. Et les tarifs sont les mêmes quelle que soit l’économie de ton film. C’est une petite injustice que l’IA pourrait réparer. Là, mon chef décorateur est en train de me faire des propositions : il demande à l’IA de composer des lithographies que Gauguin ou Matisse auraient peintes en Corse. L’IA lui fait des propositions, puis on améliore petit à petit. Ce sont des utilisations modestes, discutables même, mais précieuses.
W.L. : J’ai commencé à faire des films par le found footage. Je pense que les images générées par IA ont une place à prendre dans notre culture, sous certaines conditions. Imaginez : je suis étudiant, je fais un film fauché et je suis fan de Bertrand Mandico. J’ai une scène de rêve pour laquelle je décide de générer un plan en tapant « façon Mandico » dans ma requête. C’est la pire manière d’utiliser l’IA, mais bon… Qu’est-ce qui nous empêche de faire un système où, dans un tel cas, quelque chose comme la SACD reverse des sous à Bertrand lorsque ce film est diffusé ? Le travail avec des images générées c’est comme le VJing, ça s’utilise avec plus ou moins de talent. Mais on devrait créer les conditions pour que cette pratique puisse se déployer et mûrir en tant qu’art.
TDP : Je pense que ce sont des outils prometteurs. Si tant est que le cinéma indépendant ait les moyens de les utiliser.

Ultra Rêve Ultra Pulpe, Bertrand Mandico © Ecce films / UFO Distribution

Que vous inspire la grève des scénaristes hollywoodiens menacés par l’utilisation de l’IA dans leur profession ?
B.W. :
Je comprends leur inquiétude. Il est possible qu’un certain type d’écriture puisse être menacé
par une machine qui apprend des scénarios génériques. Mais la menace pour de grands scénarios révolutionnaires, je n’y crois pas. Parce qu’ils doivent être originaux. De ce que je comprends, l’intelligence artificielle est incapable de générer quelque chose d’original, parce qu’elle ne fait qu’écrire par-dessus des piles de choses qui existent déjà.
B.M. : C’est une réaction vitale. L’IA est une sorte de faussaire officialisé par celles et ceux qui aimeraient prendre le pouvoir sur les arts. L’idée est de ne plus payer celles et ceux qui fabriquent et créent. Le danger, c’est le pouvoir, les industries et les politiques qui préfèrent financer l’IA, plutôt que de gonfler le maigre budget de la culture et de la création.

L’IA offre aussi la possibilité de dématérialiser des acteurs. Audrey Hepburn a été ressuscitée dans une publicité pour Dove il y a dix ans. Cartier a utilisé l’image de Catherine Deneuve de façon analogue cette année. Ça vous intéresserait de tourner avec des doublures numériques ?
B.W. : Pour moi, ça sonne plus compliqué de travailler avec un acteur digital qu’avec un vrai acteur. Faire un film d’animation avec l’image d’un vrai acteur, c’est autre chose. Aussi, si on se dit qu’avoir l’image d’un acteur est moins cher que l’avoir en vrai, on peut se dire que le consommateur pourrait s’en servir pour faire ses propres films. Tout le monde ferait en permanence des films avec des acteurs connus et ils seraient tous très mauvais. Ou tous géniaux, qui sait ! Un pinceau coûte 25 centimes, mais combien de personnes savent s’en servir ?
BM : Je sais que Marlon Brando est un des premiers à avoir pensé à créer un avatar numérique de sa personne pour continuer à jouer dans des films. Chris Marker a travaillé sur la création d’un double de son cerveau, pour que sa pensée puisse évoluer secrètement sur les réseaux. C’est une idée d’immortalité, mais je vois surtout des fantômes électroniques… Désormais, on pourra faire du spiritisme artificiel. L’IA sera peut- être une porte pour les fantômes.
B.W. : Mon acteur préféré est Lee Marvin. Aimerais-je tourner avec lui ? Pourquoi pas ! Ce ne sont
que des images en mouvement. Qu’importe la façon dont elles sont faites. Mais je ne sais pas pourquoi
je le ferais. Au moment de sa mort, Lee Marvin n’avait aucune idée que cela pourrait arriver. Moralement, c’est compliqué. Si un mec dit qu’il permet que son image digitale puisse être utilisée pour toujours, c’est différent.
W.L. : Le vrai sujet, c’est le jeu assisté par IA. À partir d’un seul plan, l’IA peut générer le squelette 3D de l’acteur et le maillage de son visage, puis modifier ces données pour lui faire faire d’autres actions. Sur une scène de larmes, il sera donc possible de moduler l’émotion : ajouter de la colère ou de la panique. Le pire, c’est qu’à mon avis ça va hyper bien marcher. Cela va créer un nouveau domaine de postproduction centrée sur le jeu modifié par IA. Des petites voix vont commencer à vouloir réduire le temps de tournage et le nombre de prises, et on va commencer à entendre la phrase : « On règlera ça en postprod » à propos du jeu d’acteur.
B.M. : L’évolution technique permettra aussi de créer des prothèses-masques hyper réalistes, capables de reproduire des visages et les expressions d’un acteur ou actrice du passé… Prothèses que pourront porter des interprètes de substitution, qui débuteront sous les masques de célébrités défuntes avant de révéler leurs vrais visages et d’être à leur tour des célébrités aux visages déclinables. On a toujours joué avec cette idée au cinéma, l’acteur mort ou absent. Des films de montage pour faire jouer un acteur après sa mort, une doublure, un sosie, un masque… On peut même dessiner une personne dans un film d’animation. Mais ce principe n’a donné que des curiosités cinématographiques et ce n’est jamais très excitant pour le spectateur qui veut du vivant. Le spectateur a besoin de savoir qu’un acteur ou une actrice a mouillé sa chemise pour pouvoir plonger.
W.L. : Et puis si j’aime voir David Bautista dans de nouveaux rôles, c’est parce qu’il ne les a jamais faits et que ses choix me bousculent. À l’inverse, on peut générer un avatar de Nicolas Cage en IA et lui faire jouer n’importe quoi : ce ne serait pas très différent de ce qu’il fait actuellement.
B.M. : L’actrice ou l’acteur est dépositaire d’une marque, de sa propre personne, déclinable à l’infini. Sous les affiches, il y aura bientôt une indication obligatoire, le pourcentage de présence authentique des interprètes dans les films… Comme pour la nourriture ou les étiquettes sur les vêtements. Le public averti fera son choix en fonction du pourcentage de présence réelle à l’écran. De la même façon, les artistes, cinéastes, auteurs, devront déposer leurs principes créatifs comme des recettes ou des formules secrètes, on va devoir breveter le style. Il y aura aussi de l’IA mise au service des droits d’auteur, pour détecter les contrefaçons et le pourcentage d’authenticité d’une œuvre.

Publicité Dove Dark Chocolate (2014)

Quelle utilisation de l’IA pourriez- vous envisager pour vos films ?
W.L. : Je l’utiliserais pour générer une créature polymorphe ou filmer des objets et des corps avec des textures différentes. Des livres sur une table peuvent devenir des gratte-ciel à Los Angeles, par exemple. J’avais un moment pensé à transformer en requête une scène du documentaire de Werner Herzog, Le Pays du silence et des ombres, où une femme décrit son monde intérieur comme un paysage. J’ai finalement écrit dans Midjourney mes propres rêves. Au final, c’était décevant. Je n’ai pas envie qu’une entreprise substitue des images aléatoires à mes rêves d’enfance (un peu comme les photos de vacances qui finissent par remplacer les souvenirs), ni de devenir l’outil au service d’une IA.
T.d.P. : Dans mon prochain film, j’utilise beaucoup d’images d’archives. Avec la compagnie Mikros, qui fait les VFX du film, nous sommes en train de travailler sur le rajeunissement de certaines de ces archives. Les premiers essais sont très encourageants, notamment en ce qui concerne les peaux, les silhouettes de personnes que l’on voit à l’image. Les images que je compte utiliser sont pour certaines assez connues et j’avais envie de les rendre très contemporaines. Nous sommes en train de faire plusieurs passes sur de petits extraits. C’est-à-dire qu’on ne les « truque » pas, mais qu’on essaye de faire en sorte que ces images provoquent le même impact qu’elles produisaient lors de leur première diffusion. En fait, j’ai été très touché par Get Back, la minisérie de Peter Jackson sur les Beatles. J’ai trouvé bouleversant de les voir pour la première fois comme les jeunes gens qu’ils étaient alors, de sentir leur amitié profonde alors qu’on a tant raconté leur mésentente.

L’IA ne pose pour l’heure aucun regard sur ce qu’elle génère. Craignez-vous qu’elle participe à une standardisation des imaginaires ?
B.M. : Pour le moment c’est entre le mash-up, le remix d’idées, le scénario calibré. Mais comme l’originalité est la chose la plus discutable au monde, le danger serait qu’avec l’arrivée de l’IA, plus jamais un artiste ne soit pris au sérieux, ou ne soit crédible en tant que créateur originel. Que le public et l’industrie ne croient plus à la création originelle.
W.L. : Il faut donc se demander qui l’a générée et par quel biais. On écrit très peu de choses dans une requête, deux ou trois phrases, pas plus. L’entreprise derrière l’IA prend en charge les non-dits. Quand j’ai demandé à Midjourney de créer l’image d’une femme réaliste, j’ai obtenu la photo d’un mannequin très mince avec une peau hyper lisse. Il a fallu que j’écrive « une femme moche » pour obtenir une femme avec une peau normale. L’IA s’appuie pour l’instant sur les canons de la culture occidentale. Avec sa multiplication, elle va forcément se politiser. Et je n’ai pas du tout envie d’avoir accès à des images avec un outil de Vincent Bolloré.
B.W. : J’ai surtout peur d’une lassitude de la consommation des images et de la culture de façon plus générale, une dévalorisation des arts et des œuvres reproduites. Les spectateurs et spectatrices seront bientôt plus rares que celles et ceux qui font ou qui croient faire. Peut- être que l’on finira par payer les gens pour regarder des films, lire des livres, écouter des disques. Notre cerveau est une éponge qui s’imbibe toujours plus, mais l’IA peut tuer l’émerveillement.

Aux États-Unis, les studios utilisent déjà des IA pour prédire les résultats des films au box-office et ajuster leurs productions en fonction. Des exploitants réfléchiraient aussi à utiliser des algorithmes pour diriger leurs clients vers des films susceptibles de leur plaire.
T.d.P. :
(Il coupe) Mais ils font déjà ça ! Les scénarios des films de plateformes n’ont pas besoin de l’IA pour être standardisés. On n’a jamais eu besoin de l’intelligence artificielle pour faire des films débiles. Beaucoup ont intégré le point de vue standardisé des plateformes sur les récits, le découpage, l’étalonnage, tout. Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Il y a aujourd’hui une ligne Maginot entre les distributeurs, les exploitants et réalisateurs qui combattent pour faire du cinéma et ceux qui essaient de faire un maximum d’argent le plus vite possible, quitte à tout écraser. L’intelligence artificielle n’est pas responsable du mercantilisme à courte vue à l’œuvre dans l’industrie du cinéma. Comme Nanni Moretti le dit dans son dernier film : ils ne pensent qu’aux « 170 pays que tu vas pouvoir toucher ». Qu’ils s’étouffent avec leurs algorithmes !
B.W. : L’imaginaire est déjà standardisé par les grands studios, l’industrie de masse. Les artistes les plus passionnants sont ceux qui luttent pour casser les standards, qui poussent dans les marges comme des ronces.

Entretien à retrouver dans Sofilm n°99 !